ECONOMIE - La BBC connaît la crise !
En Grande-Bretagne aussi, l’audiovisuel public est en crise...
Par Sullivan Le Postec • 18 février 2010
L’audiovisuel public britannique traverse lui aussi une crise d’autant plus importante qu’elle est double : à la fois économique et politique. La qualité des productions n’en est pas réellement affectée. Pour l’instant ?

Après Russell T Davies (« Doctor Who ») en décembre, c’est ce mois-ci Stephen Garrett, dirigeant de la société de production indépendante Kudos – co-productrice notamment de « Spooks (MI-5) » pour la BBC – qui prend la parole publiquement pour exprimer ses inquiétudes quand à l’avenir de la BBC. Le modèle britannique d’audiovisuel public est en effet en pleine crise.

Une crise économique

Récemment, nous vous reportions que la prochaine saison de « Doctor Who », la cinquième depuis le retour du programme en 2005, s’était vue allouer par la BBC un budget en baisse par rapport à la saison précédente, quand bien même « Doctor Who » est, en dehors des soaps institutionnels, de loin la fiction de BBC remportant le plus de succès. Quand bien même « Doctor Who » est — est-il besoin de l’écrire ? — une propriété très rentable pour l’audiovisuel public britannique. On est loin du retour aux niveaux de budgets de la première série, mais que les contraintes budgétaires de la BBC affectent ainsi son vaisseau de proue est révélateur.
La BBC connaît une crise de financement importante qu’est venue amplifier la crise économique mondiale.

La British Broadcast Corporation (qui, contrairement à la France, rassemble à la fois les télévisions et les radios publiques, à l’exception de la chaîne semi-publique Channel 4 qui vit de publicités mais aimerait bien aujourd’hui récupérer une part de financement public) tire la plupart de ses revenus de la redevance. Celle-ci est fixée à 142,50 Livres par année et par foyer (chiffre d’avril 2009). Cela représente de 165 à 180€ en fonction de la fluctuation des cours (et mois de 50 centimes par jour), à comparer aux 118€ de la redevance française qui, en plus de France Télévisions et de Radio France (ainsi qu’Arte France et RFI), finance également l’INA.
La redevance permet au total à la BBC de récolter quasiment 3,5 milliards de Livres (4 milliards d’euros, la redevance française, à force de politiques d’exonérations successives, en plus de la stagnation de son montant, ne rapporte au total qu’un peu plus de 2 milliards d’euros). A cela s’ajoute un peu plus de 800 millions de Livres gagnés par les activités commerciales, notamment de BBC Worldwide (licences pour les produits dérivés, revente de programmes ou de formats sur les marchés étrangers, Éditions BBC Books, activités annexes comme le magazine télé Radio Times...).

On le voit bien, la redevance est le socle du financement de la BBC. Elle est soumise, sur un mode similaire à ce qui passe en France, à des attaques populistes qui ont conduit à une stagnation de son niveau. Cela à l’heure même où la pérennité du groupe a reposé sur de nécessaires investissements tels que l’installation sur les réseaux de diffusion numérique (création de chaînes digitales, un peu à l’image de France 4 en plus ambitieux), ou le développement des activités internet avec notamment la mise en place d’un service de catch-up gratuite pendant sept jours, le BBC iPlayer (lancé en décembre 2007, après une phase de test en bêta, ce qui permet de mesurer le retard de France Télé en ce domaine). En gardant l’œil vissé sur l’avenir et les évolutions à anticiper, les dirigeants de la BBC ont réussi à le maintenir en position très largement dominante dans le paysage audiovisuel britannique. Mais l’ambition et le développement a un coût.
Or, en plus de la fragilisation de la ressource redevance, la crise économique a fait baisser les recettes commerciales de la BBC, les re-ventes à l’étranger, notamment, ayant souffert tant en volume qu’en montants.

C’est ce qui explique que la BBC en soit réduite à une politique de réduction des coûts drastiques. Stephen Garret explique que la part du financement de la BBC dans un épisode de « Spook (MI-5) » est passée de 97% à l’époque des toutes premières saisons à 80% pour les épisodes de la neuvième saison actuellement en tournage. A Kudos, producteur indépendant, de trouver le moyen d’équilibrer ses comptes malgré cette explosion des investissements nécessaires pour tourner la série. Même si depuis les premières saisons, les accords avec la BBC ont évolué leur permettant de toucher une part plus importantes des reventes à l’étranger ou en DVD, l’explosion des coûts pour les producteurs indépendants impacte fortement la production.

Pour Garret, à terme, c’est la fiction télévisée “purement britannique” qui pourrait se voir menacer : les « Spooks », « Hustle », « Life on Mars »... Des séries trop ’’locales’’ pour qu’il soit possible de monter des co-productions internationales qui font vivre un programme comme « Wallander » (à voir bientôt sur Arte) ou ont permis de sauver « Primeval », annulée le temps d’un trimestre avant qu’un accord ne soit négocié qui permet au diffuseur britannique ITV de réduire sa participation à 400.000 Livres par épisode. (Voilà encore de quoi réfléchir en France sur la fuite en avant vers la co-production internationale promue par certains comme Takis Candilis qui se fichent pas mal de concept tels que la création et la culture populaire française)

En conséquence, la BBC regarde aujourd’hui d’un œil inquiet certaines gesticulations politiques évoquant diminution voire suppression de la redevance. Ce qui devient d’autant plus possible que les Conservateurs britanniques devraient vraisemblablement revenir au pouvoir. C’est ce qui conduisait Russell T Davies à écrire dans la deuxième édition de « The Writer’s Tale », sortie en janvier :

Cela va être terrible. Jeremy Hunt (responsable des questions culturelles chez les Conservateurs britanniques) a absolument attaqué la redevance. Et puis d’un seul coup il y a quelques semaines il a fait machine arrière et à dit ’Oh non, nous n’interfèrerons pas avec la Charte’.
Ils veulent les voix, mais une fois qu’ils seront en poste, ce sera vicieux. Je pense que la BBC a cinq ou six ans devant elle, au plus. Ils la démantèleront lentement. Le groupe deviendra de plus en plus petit jusqu’à être réduit à Radio 4 et aux actualités.
Pour eux, la redevance n’est qu’un impôt et ils veulent s’en débarrasser. Ils gèleront son montant et persuaderont les lecteurs de tabloïds que c’est la bonne chose à faire en expliquant qu’ils se débarrassent de ces chaînes digitales que les gens ne regardent pas, c’est le langage qu’ils utiliseront.

Comme c’est exactement le langage utilisé en France depuis trois ans, on aura du mal à ne pas être d’accord avec lui...

Une crise politique

Cette argumentation vigoureuse de Russell T Davies à quelques mois des élections, et qui s’est accompagnée d’un soutien affiché de David Tennant pour le Labour en décembre, explique sans doute aussi en partie la polémique survenue ces derniers jours en Grande-Bretagne et qui, si elle semble à la fois dérisoire et amusante, illustre bien la tension politique actuelle.

Il faut dire que la BBC n’a pas été épargnée par la controverse ces dernières années. Un concours bidonné dans une émission pour enfants ou un montage hasardeux d’une bande-annonce de documentaire donnant l’impression que la Reine claquait la porte d’une séance photo, notamment, ont entrainé de vrais scandales qui ont conduit à des excuses formelles et à la démission de certains responsables de la BBC.

Cette semaine, en Angleterre, c’est l’allégeance politique de « Doctor Who » à la fin des années 80 qui a fait les gros titres de la presse anglaise. L’affaire a été lancée par un article du Sunday Times titré “Doctor Who en guerre contre la planète Maggie”, dont le premier paragraphe donne une idée du ton mesuré à l’œuvre : “Sylvester McCoy, qui incarna le Doceur pendant deux ans dans les années 80, a révélé que les scénaristes employés par la BBC introduisaient de la propagande dans les scénarios dans la volonté de saper l’autorité de la Première Ministre Margaret Tatcher”. Le Sunday Times enchaîne en reproduisant une citation du Président du Parti Conservateur qui, à l’époque, avait accusé la BBC d’être entre les mains d’une “mafia marxiste”. Carrément. Imaginez donc ce que ce matériel du Sunday Times devient une fois repris par le premier tabloïd populiste venu...
A l’origine de cet article, on trouve la citation suivante de McCoy : “L’idée d’amener la politique dans Doctor Who était délibérée, mais nous avons du le faire très doucement et on ne s’en vantait certainement pas. Nous étions un groupe de personnes politiquement motivées et cela nous semblait la bonne chose à faire. A l’époque, Doctor Who utilisait la satire pour véhiculer des messages politiques, comme on pouvait le faire dans des endroits comme la Tchécoslovaquie. Notre sentiment était que Margaret Tatcher était bien plus terrifiante que n’importe quel monstre que le Docteur avait jamais rencontré. Ceux qui voulaient voir les messages politiques les voyaient. Les autres, et cela incluait l’un des producteurs, ne les voyaient pas.
Quand on y regarde de plus près, la citation qui déclenche la controverse la désamorce aussitôt, en révélant que le message politique soit-disant terriblement gauchiste était invisible à l’œil de qui ne voulait pas le voir.

« L’affaire » n’est que médiatique – pour les connaisseurs de la série, rien n’est révélé qui n’était déjà connu, ce qui ne fait que renforcer le sentiment qu’elle n’éclate pas aujourd’hui médiatiquement par hasard.
Comme on peut s’en douter, la discussion polémique et politicienne qui s’en est suivie n’a pratiquement laissé aucune place à une notion telle que le point de vue d’auteur dans la fiction ou à une réflexion d’ordre culturel sur la tradition sociale de la science-fiction britannique. Mais, et c’est révélateur de l’embarras actuel de la BBC, celle-ci se voit acculée à sortir un communiqué qui n’aligne rien d’autre que langue de bois et véritable mensonge : “Nous sommes perplexes devant ces déclarations – les règles d’impartialité de la BBC s’appliquait tout aussi vivement aux programmes d’alors comme à ceux d’aujourd’hui”. A la BBC, on est donc prié de cacher sous le tapis le propos politique aussi réel qu’intéressant de la série depuis son retour en 2005, et on ne s’avère même pas capables de pointer des contre-exemples pour montrer que la balance du programme est bien plus équilibrée que l’article partial du Sunday Times ne le laisse entendre — elle pourrait notamment évoquer une histoire de « Doctor Who » de la fin des années 70, satire anti-impôts...

La BBC doit donc faire face à un contexte économique difficile et à un climat politique très tendu qui légitime de sérieuse inquiétudes sur la pérennité de son modèle.
Le plus remarquable dans la situation est que, pour l’heure, elle a remarquablement bien su protéger ses programmes, aidée en cela par une réelle indépendance vis à vis du pouvoir politique, à des années-lumière du « modèle » français en ce domaine. La qualité de la fiction programmée par la chaîne ces derniers mois n’en a guère souffert. Il n’est pas déraisonnable de se demander si cela sera encore le cas dans les années à venir...