BREF — Intégrale : épisode 1 à 82
Bref, c’est passé vite.
Par Sullivan Le Postec • 27 juillet 2012
« Bref » a été le phénomène de cette saison. A la vitesse de l’éclair, il a tout vécu : l’anonymat, les millions de fans, le c’était mieux avant, le retour de hype, et la fin. A la télé française, ça ressemble à un accident. Mais non : c’était juste rudement bien fait.

Au mois d’aout dernier, débarque une bande-annonce pour le nouveau programme court du « Grand Journal », le grand barnum creux de Canal+. Je dis bande-annonce, mais ce n’est pas à comprendre au sens habituel de la télévision française, c’est-à-dire trois extraits de la série paresseusement assemblés avant un carton indiquant le titre du programme. Non, il s’agissait d’un teaser tourné spécialement, avec ‘‘je’’ (Kyan Khojandi), ses potes, et Michel Denisot en guest. Rien que ça, le caractère inhabituel de cette démarche, aurait dû nous faire comprendre ce qui était en jeu. Ce qui allait de faire de « Bref » le phénomène de l’année.

Il aura fallu deux épisodes à « Bref », en plus de ce teaser qui fit office d’épisode 0, pour s’imposer. Deux épisodes pour qu’explosent les partages Facebook, les liens twitter, et pour que « Bref » s’installe comme une marque, qui a imposé les co-auteurs et co-réalisateur Kyan Khojandi et Bruno Muschio et le troisième homme, le producteur Harry Tordjman (My Box Productions) dans le paysage.

« J’ai dragué cette fille » est le pilote, tourné par le producteur emballé par l’idée que Khojandi et Muschio lui avaient apporté. Même si l’épisode se déroule en décors unique alors que la plupart des autres en requièrent de multiples (à ce stade, il n’y a pas encore de véritable budget), les fondamentaux sont déjà là :
Le personnage principal déjà, ce ‘‘je’’, homme ordinaire peut-être un petit peu plus loser, un peu plus lâche, un peu plus égoïste et un peu plus misogyne que la moyenne. Mais aussi deux personnages récurrents, ‘‘cette fille’’ que le héros drague et son ami Kheiron, son petit diable (au sens propre, comme on le découvre à la fin). Et puis, il y a bien sûr ces codes du format, ceux-là même qui ont été recopiés en boucle, à une vitesse effarante : le rythme très rapide, syncopé, la voix-off, la narration dé-linéarisée (aussi bien à l’intérieur des épisodes qu’à l’échelle de la série elle-même, la vie du héros étant régulièrement présentée dans le désordre). Un autre critère remarquable est la musicalité du montage, structuré par une ligne quasi-mélodique. Le monteur, Valentin Feron, fait des merveilles parce qu’il applique ce concept avec une virtuosité fluide : la musicalité de « Bref » n’a jamais l’air laborieuse, plaquée. On citera le cas le plus évident, dans l’épisode « J’ai recouché avec mon ex », mais il vaut surtout parce qu’il permet de mettre le doigt sur quelque chose qui, subtilement, parcourt toute la série.

De manière intéressante, « Bref » n’est cependant pas esclave de son format : les pay-offs post-générique, par exemple, sautent dans quelques épisodes. Cela m’a donné le sentiment agréable que quand les auteurs n’avaient pas d’idée, ils ne sont pas forcés à en mettre un qui ne leur plairait pas vraiment.

Première session

Sur la base de ce Pilote, Canal+ et le « Grand Journal » signent la série. Il faut lancer rapidement la production pour être prêts pour la rentrée. Kyan Khojandi et Bruno Muschio écrivent en deux semaines 39 autres épisodes, tournés pendant l’été 2011. Ceux-ci composent la première session de la série [1], entièrement mise en boite, donc, avant que les concepteurs de « Bref » aient la moindre idée du succès qu’elle allait connaître.

Le deuxième épisode diffusé, « Je remets tout à demain », est un statement assez fort : la série ne se contentera pas d’un naturalisme réaliste hyper-speedé. Elle est aussi capable d’investir des territoires plus inattendus, de laisser place à l’imaginaire, au symbolisme — une tendance que l’on retrouvera régulièrement, par exemple quand ‘‘je’’ trompe ‘‘cette fille’’ et qu’il traine sa culpabilité comme un boulet, quand il nous présente son ‘‘pote à conditions générales’’ d’utilisation, ou encore quand la veille dame converse avec la solitude.
Mine de rien, cela suffit pour placer « Bref » dans un monde à part au royaume de la shortcom.

La comédie courte, est à peu près le seul champ de compétence dans lequel la télévision française a une sorte de leadership. Elle redevient un Graal tous les dix ou quinze ans, jusqu’à ce que les gens finissent par se rendre compte que créer une shortcom réussie n’est pas si facile. Pour un « Scène de Ménage », qui a trouvé le succès en recyclant les blagues de « Un Gars, Une Fille », beaucoup échouent, faute d’arriver à imposer un style assez fort et identifiable — un élément essentiel au succès des comédies courtes. En étant ainsi capable de sortir du terre à terre, « Bref » s’aventure dans des territoires qui ont été peu explorés, à part par « Kaamelott ». C’est une composante essentielle de son succès, un marqueur qui va aider à la rencontre entre la série et son public.
En dehors de ces irruptions régulières de l’imaginaire, « Bref » explore le quotidien de son protagoniste, homme normal qu’on voit porter les mêmes t-shirts H&M dans plusieurs épisodes différents. Au début, les deux auteurs racontent clairement des choses qui sont proches d’eux, sans probablement réaliser que c’est cela qui va rendre la série universelle — générationnelle comme on l’a plus souvent écrit. ‘‘Je’’ se prépare pour un rendez-vous avec une fille, passe un entretien d’embauche, traîne sur Internet, apprend à jouer de la guitare... Les moins bons épisodes sont d’ailleurs souvent ceux qui font toc, parce qu’on a trop fort l’impression que les scénaristes racontent des choses qu’ils n’ont pas du tout vécues — « J’ai été coincé dans l’ascenseur », « J’ai couché avec une flic ».
Mais le défi est de raconter le banal, dans lequel chacun peut se reconnaître, en y ajoutant à chaque fois au moins une idée originale, un truc en plus, un moment surprenant. Cela peut-être un gag, comme celui d’une clé USB qu’on fait entrer dans son ordinateur en la retournant trois fois, ou bien un plan spectaculaire comme celui, imaginé des années auparavant par Kyan Khojandi, où ‘‘je’’ apprend à jouer de la guitare pendant que toute une année passe derrière sa fenêtre (un de ces plans truqués pour lequel WIP Studios a fait des merveilles, voir l’article Bref, les apparences sont trompeuses).

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‘‘Oh j’ai le même t-shirt !’’,
s’écrient des millions de clients de H&M

Deuxième session

Vu le succès, Canal+ commande en octobre 40 autres épisodes, pour pouvoir prolonger la série jusqu’à la fin de saison du « Grand Journal ». Ceux-ci sont tournés en décembre et janvier, cette fois avec la conscience du fait que « Bref » est devenu un phénomène. L’aspect générationnel de la série, dont Kyan Khojandi et Bruno Muschio se sont un peu défendus au début, sincèrement je pense, finit par apparaître nettement, notamment dans deux épisodes qui en font leur axe principal, « J’ai grandi dans les années 90 » et « Y’a des gens qui m’énervent », qui collectionne les guest-stars et renvoie à leurs différents univers. Mais plus largement, les références se précisent et se multiplient : « La Cité de la Peur » et « Fight Club », entre autres, apparaissent de façon plus transparente.

L’un des éléments les plus saillants de « Bref », qui la distingue aussi des autres shortcoms et la rapproche d’une création comme « Community », c’est qu’elle ne se sent pas obligée d’être drôle. Les auteurs semblent suffisamment confiants dans la singularité de leur point de vue pour se permettre des écarts s’ils ont envie de raconter quelque chose qui ne rentre pas dans le cadre du set-up/joke. Présent dès le début de la série, cette tendance culmine dans cette session avec « Je suis vieille ». En à peine plus de deux minutes, Kyan Khojandi et Bruno Muschio se permettent d’être bouleversants et de coller la larme à l’œil à une bonne partie de leur audience. Chapeau.

Cette deuxième session d’épisodes est aussi l’occasion de donner plus d’ampleur narrative à la série. Si l’axe principal des quarante premiers épisodes était d’amener à un final dans lequel ‘‘je’’ finit enfin par conclure avec ‘‘cette fille’’, les arches des épisodes 41 à 80 sont plus riches et plus complexes.
D’ailleurs, si les épisodes faisaient au départ autour de 1 minute 40, ils sont désormais de plus en plus nombreux à atteindre les 2 minutes 15.

Les épisodes-concepts, autour d’un élément quotidien, sont bien toujours présents : « J’ai pris le métro », pour lequel l’équipe n’a pas obtenu l’autorisation de tourner dans le vrai métro, si bien qu’elle l’a recréé sommairement en studio, ainsi qu’une station rebaptisée Censure-Sébastopol, « J’ai passé un coup de fil » ou « Je suis en mode survie » qui décrit les combines du personnage pour s’en sortir quand il ne lui reste plus que 20 euros en poche le 5 du mois.
Mais à côté d’eux, se développent de véritables histoires plus complexes : des cliffhangers, des épisodes qui se suivent directement, comme « J’étais dans la merde », « J’étais toujours dans la merde » et « J’ai fait un choix », et bien sûr les quatre parties de « J’ai fait une soirée déguisée » qui se prolongent dans « J’ai tout cassé » (épisodes 71 à 75). A ce stade, on commence à sentir que les auteurs sont de plus en plus démangés par l’envie de raconter vraiment des histoires. D’ailleurs, ils s’autorisent des ruptures de point de vue, qui nous permettent le temps d’un épisode de se mettre dans la peau de ‘‘cette fille’’ ou de Marla, le plan cul régulier de ‘‘je’’, qu’on découvre secrètement amoureuse de lui.

A l’épisode 80, la vie amoureuse de ‘‘je’’ est devenue compliquée. Il a rompu, plutôt salement, avec ‘‘cette fille’’. Il est amoureux de Marla dont il a brisé le cœur et qui est maintenant avec quelqu’un d’autre. La session s’achève au fond du gouffre, avec « J’ai fait une dépression ». Mais à son terme, ‘‘je’’ semble prêt à rebondir.
Ce rebond, on ne le verra pas — pour l’instant. Kyan Khojandi, Bruno Muschio et Harry Tordjman ont décidé d’arrêter la série.

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Les trois hommes du phénomène
Le producteur Harry Tordjman, les co-scénaristes et co-réalisateurs Kyan Khojandi et Bruno Muschio

Troisième et dernière session

Pour boucler les choses, une troisième mini-session est tournée à la fin du printemps, les deux derniers épisodes. Le premier, « Lui c’est Kheiron », sert à placer une révélation que les auteurs s’étaient gardés sous le coude : Kheiron, l’un des amis de ‘‘je’’, celui qui le pousse à draguer le plus de filles, et souvent à les maltraiter, est un ami imaginaire, le mauvais diable du protagoniste.
Enfin l’épisode final, « Bref », remet assez généreusement la série à ses fans, ceux qui dès le premier mois de diffusion, ont inventé leurs propres histoires avec le format de « Bref » — deux d’entre eux apparaissent d’ailleurs dans l’épisode dont Kevin Razy, à l’origine de « Bwef, la version antillaise de Bref », mise en ligne dès le 23 septembre 2011.

Mais clairement, l’histoire de ‘‘je’’ n’est pas achevée. Le trio créatif a visiblement décidé de la terminer ailleurs. ‘‘T’inquiète, j’arrive au cinéma. A tout de suite’’ dit le dernier dialogue de la série.
Une conclusion qui laisse un sentiment ambivalent. Elle tend un peu, même involontairement, à faire passer la télévision comme un marchepied qui ne servirait qu’à passer aux choses sérieuses. Comme si, même encore dans la génération « Bref » on ne pouvait pas envisager que la télévision soit une fin en soi. Mais d’un autre côté, je ne peux pas leur reprocher d’avoir envie de véritables histoires, très limitées par un format de deux minutes. Pourquoi pas une transition vers quelque chose de plus long mais qui reste télévisuel ? Cela serait sorti du champ du « Grand Journal », et puisque le département fiction officiel de la chaîne n’a jamais voulu accueillir les talents de la Nouvelle Trilogie, il n’est pas dit qu’elle aurait davantage voulu de l’équipe de « Bref »...

Bref, c’est une communauté

« Bref » a fait couler beaucoup d’encre pour la rapidité et la spontanéité avec lequel s’est développé son phénomène : les reprises, les tweets, les partages, le million de fan Facebook atteint en un temps record — aujourd’hui, il y en a plus de trois millions. Tout cela n’a rien d’un hasard, d’un coup de chance ou d’un heureux accident.

D’abord, il faut relever le contrôle très intelligent de la marque, opéré par son trio créatif. Évidemment, comme on est en France, il s’en est vite trouvé pour écrire qu’ils étaient des emmerdeurs — ce qui prouve seulement à quel point on est encore trop peu habitué, en télévision particulièrement, à des gens ayant une exigence haute sur toute la ligne, et qui sachent l’imposer à toutes les étapes.
Mais, plus profondément, et en partie plus inconsciemment sans doute, la série était réellement conçue pour ça.

En France, quand il a commencé à être autorisé par les chaînes de sortir du schéma de l’épisode bouclé, les séries sont immédiatement parties du côté de l’hyper-feuilleton. Le feuilletonnant n’a quasi jamais été envisagé autrement que comme un moyen de développer des histoires plus longues et plus amples, des arcs narratifs intenses. Or le feuilletonnant, c’est aussi — et peut-être même, si on parle de télévision grand-public, devrais-je écrire surtout — un moyen de créer du lien.
C’est ainsi que, dès la première session d’épisodes, il est utilisé, comme par exemple dans l’épisode « J’ai fait un rêve ». La récurrence, les rappels des épisodes précédents, parfois discrets, parfois même cachés, sont autant de moyen d’ouvrir un dialogue avec le public. Celui qui s’attache aux détails et qui, dès lors, accède à un niveau de lecture absolument pas nécessaire pour adorer la série, mais qui procure ce petit plaisir en plus d’appartenir à un groupe d’initiés.

J’ai l’impression que ce type de choses est vieux comme la télévision — j’ai grandi avec « X-Files », où les chiffres apparaissant à l’écran cachaient des dates de naissance, où des références aux pseudos internet des fans apparaissaient dans de multiples épisodes, où les titres d’épisodes étaient les plus obscurs possibles, comme un défi à ceux qui sauraient les décoder...
Mais en France, c’est plus qu’exceptionnel, c’est rarissime. C’est une des choses qui fait la différence entre la télévision-pantoufle qui est le plus souvent la nôtre, par opposition à la télévision d’engagement, qui implique sur tous les plans les téléspectateurs, dans le dialogue ludique autant que dans l’empathie et l’émotion.

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Une seconde à l’écran...
Sauf pour ceux qui font pause (épisode 4 : "J’ai passé un entretien d’embauche")

« Bref » va encore plus loin. Elle cache des signes et des symboles, dans les décors d’une part, dans les multiples incrustations insérées à l’écran en post-production d’autre part. Kyan Khojandi et Bruno Muschio racontent tous deux à quel point personne, dans l’équipe technique, ne comprend ce qu’ils font, pourquoi ils tiennent à tel détail subliminal dans le décor. Ils anticipent que faire pause pendant le visionnage révèlera toujours un détail caché.
Résultat, un tumblr ‘‘Bref 3000’’ (dans « Bref », les marques de produits inventés sont toutes ‘‘quelque chose 3000’’) se créé bien vite pour répertorier tous ces détails cachés. Et l’équipe répond, en insérant une interpellation directe à l’intention de Bref 3000 dans un épisode de la deuxième session.

Si vous n’avez regardé les épisodes qu’une fois, vous ignorez tout de cette myriade de détails. Les fans, eux, savent. Et, évidemment, ils en sont d’autant plus fans. Le secret de « Bref », je veux dire l’autre secret, à part le talent de Khojandi/Muschio/Tordjman, n’est pas plus compliqué que cela...

Post Scriptum

« Bref »
2011-2012 | 82 épisodes. Une production My Box Production Pour Canal+ / Le Grand Journal
Créé par Kyan Khojandi.
Ecrit et réalisé par Kyan Khojandi et Bruno Muschio.
Produit par Harry Tordjman
Avec Kyan Khojandi (Je), Mikaël Alhawi (Ben), Alice David (Cette fille), Dédo (Julien), Kheiron (Kheiron), Keyvan Khojandi (Le frère), Bérengère Krief (Marla), Baptiste Lecaplain (Baptiste).

Les épisodes 1 à 40 sont déjà disponibles en DVD. La deuxième partie de la saison le sera dès octobre.