OLIVIER KOHN 1/2 — “L’info est fabriquée avant d’arriver dans la bouche du présentateur”
Première partie d’un long entretien avec Olivier Kohn
Par Sullivan Le Postec • 24 juin 2007
Olivier Kohn, le créateur et scénariste principal de la série nous plonge dans ses coulisses et en raconte la genèse et les intentions. Première partie, accessible même à ceux qui ne l’ont pas encore vue.

Olivier Kohn, ancien de la revue Positif, fut lecteur de scénario et directeur littéraire. Mais « Reporters » est son premier scénario porté à l’écran. Inutile de dire qu’on attend les prochains avec impatience ! En attendant, il revient sur la genèse de la série dans cette première partie qui ne gâchera pas le plaisir à ceux qui ne l’ont pas (encore) vue. Entretien.

Le Village : « Reporters » vient de finir sa diffusion en cryptée sur Canal+, mais sera accessible à tous en DVD le 25 juin, pouvez-vous la présenter en quelques mots ?

Olivier Kohn : Une chaîne de télé publique — TV2F —, un quotidien national — 24 heures dans le monde. Le journal est en train d’être racheté par un grand groupe, la chaîne cherche à gratter de l’audience à la chaîne privée concurrente.
Dans ce contexte tendu, un journaliste d’investigation remonte la filière d’un trafic d’armes, un fait-diversier explore les recoins de l’âme humaine, une journaliste politique retrouve un ancien amant devenu conseiller au Ministère de l’Intérieur, une jeune débutante découvre que l’ambition a un prix...
Ça se passe en France, aujourd’hui. C’est une série politique à suspense.

Quelle est l’origine de ce projet ?

En juin 2004, Fabrice de la Patellière et Dominique Jubin, responsables de la fiction à Canal Plus, ont demandé à plusieurs producteurs de réfléchir à une série autour du journalisme. Ils avaient envie d’explorer ce métier très peu abordé dans la fiction française, et encore moins dans les séries. A l’époque, je travaillais avec Claude Chelli à Capa Drama, comme directeur littéraire. Un premier projet n’avait pas abouti, et il nous restait peu de temps. J’ai proposé à Claude d’écrire une dizaine de pages, présentant un concept et quelques personnages. Et c’est ce projet de Canal Plus a choisi...

La série est très documentée, on jurerait qu’elle est écrite par un ancien journaliste. Vous avez certes été critique de cinéma à Positif, mais à priori, cela a peu de choses à voir avec les rédactions mises en scène dans la série. Comment s’est passé la phase de documentation ?
Les journalistes vous ont-ils facilement laissé observer leur travail ? Quel sentiment avaient-ils à l’idée qu’une série s’écrive autour de leurs métiers ?

Il y a eu une première étape, disons de « documentation générale », pour se faire une idée du métier et de ses problématiques. Elle a servi à élaborer les personnages, à définir le concept des deux rédactions. Pour cela, nous avons rencontré des journalistes d’investigation, des faits-diversiers, des journalistes politiques, des patrons de la presse écrite ou télévisée, nous avons passé quelques jours dans des rédactions de télé et de journaux, histoire de bien en comprendre le fonctionnement.
La seconde étape, plus « ciblée » nous a servi à préciser les intrigues que nous étions en train de développer. Nous avons alors rencontré des journalistes spécialisés dans certains domaines, qui nous ont permis d’aller plus loin sur des thèmes comme le trafic d’armes international, les négociations en cas de prise d’otages, la situation dans le Caucase, etc.
J’insiste sur un point : ce travail de documentation n’a rien d’exceptionnel, nous aurions fait la même chose si nous avions dû parler de n’importe quel autre métier ou milieu. Pour un scénariste, ça me semble simplement normal de commencer par là...
Dans tous les cas, nous avons été très bien reçus. Les journalistes aiment parler de leur métier, et plus encore en ce moment où ils se sentent souvent rejetés et incompris du public. Parfois, ils se méfient un peu de la fiction, mais en même temps ça les fascine... Il y avait donc une curiosité réciproque.

A l’image le monde « réel » de l’information apparaît souvent, puisqu’on voit des fausses couvertures du Monde ou de Libération, des faux journaux d’iTélé mais aussi de LCI. Cela a été facile d’obtenir ces autorisations ?

Je ne m’en suis pas occupé directement (si ce n’est pour écrire les titres de journaux qu’on voit à l’image et les textes dit par les journalistes), mais je n’ai pas entendu dire que ça avait posé des problèmes. Il faudrait demander au producteur...

Sur ces aspects de réalisme et de rapport au réel, j’imagine que l’apport du producteur Claude Chelli, lui-même ancien journaliste, a été important ?

Claude nous a évidemment servi de garde-fou, pour recadrer des situations, préciser des attitudes, réécrire des dialogues. Cela dit, nous avions aussi d’autres « consultants » qui ont relu les scénarios pour nous assurer que les choses se tenaient. Le rôle de Claude a excédé de beaucoup cette « caution réaliste ». Il était notre premier lecteur, celui qui nous recentrait, nous poussait à aller plus loin dans les personnages, les situations. Il fait partie de ces producteurs qui sont de vrais lecteurs, de vrais partenaires artistiques. On parle la même langue.

Quelles sont les oeuvres de cinéma ou de télévision qui vous ont le plus marqué et constitueraient vos influences ?

Je me méfie du mot « influences ». Quand on répond à ce genre de question, on passe vite pour prétentieux parce qu’on cite des références, des chefs-d’œuvre... mais c’est précisément pour ça qu’ils nous ont marqués ! Alors soyons clairs : ce n’est pas parce qu’on cite quelqu’un qu’on se compare à lui, ou même qu’on prétend avoir voulu faire la même chose !
Il y a trois types de films ou de séries que j’ai vu (ou revus) pendant les deux ans d’écriture de « Reporters ».
D’abord ceux qui mettent en scène des journalistes, comme « State of play » et « Good night and good luck » récemment, ou « Les hommes du président », « Révélations », « Jugé coupable », « Absence of malice », « Profession : reporter » même... pour voir comment les problématiques du métier étaient traitées en fiction. Sur ce plan-là, même si tous ont des qualités immenses, « Les hommes du président » reste impressionnant par le dosage parfait entre la précision de la description du métier (la prise de notes au téléphone, les témoins qui ne veulent pas parler, le travail de bénédictin...) et le suspense. Et n’oublions pas que c’est un suspense dont on connaît la fin avant même que le film commence ! Chapeau Pakula (et William Goldman)...
Il y a aussi les films qui abordent, pour le dire vite, le « politique ». Là aussi, c’était intéressant de voir le rapport à la réalité, ce qui est simplifié, ce qui ne l’est pas, la densité des dialogues, etc. Catégorie assez large, bien sûr, qui va de « A la maison blanche » (je suis toujours ébahi qu’une série aussi complexe dure 7 saisons, et pas sur le câble, mais sur un network !) aux « Années Tony Blair », de Peter Kosminsky (et Leigh Jackson), en passant par « Les 3 jours du Condor » et évidemment « Syriana »...
Enfin, il y aussi ce qu’on voit et qui n’a aucun rapport direct avec le projet, mais qui retient l’attention par la présence des personnages, le sens de la dramatisation, les dialogues, la construction, etc. Et bien sûr, c’est parfois de ce côté que les influences sont les plus fortes, alors que les sujets n’ont rien de commun... Là, on est dans le subjectif. Pour se cantonner aux séries, je pourrais citer « Gideon’s crossing », « Six feet under », « Murder One », « NYPD Blue », « Deadwood »... et dans les trois dernières, ce qui est particulièrement frappant, c’est l’ambiguïté des personnages, qui les rend encore plus profondément humains.

Pouvez-vous nous raconter comment s’est passé le développement de l’écriture de la série ? Comment vous êtes-vous réparti l’écriture des différents épisodes avec les trois autres scénaristes ?

En juin 2004, Canal Plus a donné son accord au projet de départ. J’ai précisé le concept (les deux rédactions), développé les personnages et écrit le synopsis du premier épisode pendant les mois qui ont suivi.
En février 2005 a commencé le travail en équipe avec Alban Guitteny, Séverine Bosschem (avec qui j’avais déjà au l’occasion de travailler) et Jean-Luc Estèbe. Pendant deux mois, nous nous sommes réunis plusieurs fois par semaine pour développer les histoires feuilletonnantes, ce qu’on appelle les « arches narratives ». Bien sûr, pendant cette phase, le concept et les personnages ont encore un peu bougé. C’est aussi à ce moment-là qu’a eu lieu la seconde phase de documentation, « ciblée », dont je parlais tout à l’heure.
Puis pendant l’été, Alban et moi avons finalisé les histoires jusqu ‘à la conclusion de la série, et à la rentrée a commencé l’écriture des synopsis.
A ce moment-là, nous nous étions déjà répartis les épisodes. Chacun a écrit les siens, synopsis et scénario. Alban et moi avons « supervisé » l’écriture, c’est-à-dire que nous lisions tous les textes et échangions nos avis sur les modifications à apporter.
Et pour finir, j’ai repris les textes pour les « lisser », c’est-à-dire les unifier, après avoir fait des réunions avec les réalisateurs pour intégrer des modifications liées à la mise en scène. Le tout, évidemment, en collaboration avec Claude Chelli.
On n’est donc pas dans un fonctionnement à l’américaine, avec une « writing room » où tout le monde parle de tout tout le temps, mais il y a quand même une étape importante de « brainstorming » en commun, avant que chacun parte sur son épisode, et un gros travail à deux pour garder toujours une dynamique, dont fait partie aussi le producteur.

Le sujet de la série, ce sont les coulisses du journalisme et la manière dont est traitée l’information, ce qui a priori n’est pas des plus spectaculaire. Un a priori démenti par la série, et pourtant vous ne détournez pas le concept pour en faire du simili-policier... Comment avez-vous travaillé à exploiter narrativement ces sujets ?

On a simplement essayé de comprendre de l’intérieur le travail des journalistes, et quels sont les problèmes qu’ils rencontrent en le faisant. Et contrairement aux a priori, c’est passionnant, et spectaculaire. Par exemple, le policier enquête et arrête le coupable, point. Le journaliste, avec des moyens différents, enquête pour avoir l’info. Mais une fois qu’il l’a, se pose une question qui ne se pose pas au policier : qu’est-ce qu’il en fait ? Si c’est une info sensible, est-ce qu’il la passe ou pas ? Sous quelle forme ? Quels risques prend-il en le faisant ? Et évidemment, grande question des journalistes : l’info est-elle bonne ? Est-ce qu’il ne fait pas partie d’une manipulation ?
Ce qui permet de montrer une chose qui l’est finalement assez peu : le parcours de l’info. Avant de travailler sur cette série, je lisais un peu les journaux et je regardais parfois le 20 heures. Je me suis rendu compte après coup que, comme beaucoup de monde je pense, j’avais l’impression que l’info me tombait du ciel : quand vous voyez le présentateur du 20 heures vous annoncer les nouvelles en studio, complètement isolé du monde extérieur, au fond il ressemble à une sorte d’oracle, à un personnage magique, omniscient. Et pourtant, l’info qu’il donne ne « sort » pas de lui : elle est fabriquée avant d’arriver dans sa bouche. Et c’est ce processus-là qu’on voulait, entre autres, montrer. Et croyez-moi, il y a du conflit, du danger, de l’émotion dans ce processus... tous les ingrédients d’un scénario !

Ce qui fait la force de la série, c’est aussi que si l’intrigue est excellente, les personnages ne sont jamais oubliés en route et le sont tout autant. Comment les avez-vous développés ?

On pourrait en parler des heures ! Pour faire court, disons qu’on avait quelques directions de travail... On a choisi par exemple des personnages de différentes rubriques pour traverser des univers, je dirais presque des genres (cinématographiques) différents : avec Thomas, on est plutôt dans le film d’espionnage ; avec Florence, dans le film politique ; avec Michel, dans le polar... Ça a évidemment des conséquences sur les caractères des uns et des autres. Et c’était une idée excitante de faire cohabiter comme ça des genres différents.
L’autre point essentiel, c’est l’ambiguïté. Le grand ennemi, c’était le manichéisme. On voulait que les personnages soient doubles. Que les mêmes traits de caractères aient chez eux des conséquences parfois positives, et parfois non. Qu’ils aient, comme on dit, « les défauts de leurs qualités » (et inversement). En espérant que ça leur apporterait une épaisseur supplémentaire...

A suivre...

Propos recueillis le 21 juin 2007.

Post Scriptum

Dans la seconde partie de l’entretien, la conversation rentre plus dans les détails de l’intrigue de cette première saison. Si vous l’avez déjà vue, vous pouvez y accéder ici.

Dernière mise à jour
le 16 février 2011 à 23h28