TELECHARGEMENT - 3/ Son impact • Dossier
Une analyse à froid du phénomène
Par Jeff Gautier • 10 novembre 2007
Chute des budgets, buzz, réaction des créatifs... Conséquences de l’essor du téléchargement et conclusion.

1. La Chute des Budgets

Moins de spectateurs, moins de publicités, moins de revenus pour les chaînes, moins d’argent pour les producteurs, moins de budget pour les séries. La logique est imparable.
En schématisant, si énormément de monde se met à récupérer des épisodes de manière illégale et gratuite, et que plus personne ne les regarde à la télévision, les chaînes de télé commanderont moins de fictions car elles n’auront plus d’argent à investir dedans.
Et les amoureux des séries, ceux qui ont tout un tas de bonnes raisons pour les récupérer sur Internet, auront contribué à la mort de leur passion. Sans y avoir réfléchi un seul instant.

Comme évoqué plus haut, la VOD semble une nouvelle voie à explorer pour la publicité, puisqu’il est dès lors possible de la mettre à la fois sur le site et dans les programmes. Reste à savoir si cela peut compenser financièrement les revenus de la télévision. Actuellement, il est clair que non, car aucun programme VOD n’est capable d’attirer plus de 7 millions de personnes comme le fait TF1 chaque soir.

2. La Connaissance d’un Produit : le « Buzz »

Il existe cependant un contre poids à cela, puisque le Téléchargement constitue une sorte de publicité gratuite pour un produit. En effet, la poignée de personnes qui a vu en VO une série, en parle autour d’elle, et incite des gens à regarder (ou à ne pas regarder). Un public, pas forcément intéressé à la base, peut venir à un produit. Et ce, sans que les chaînes et les producteurs aient déboursés un seul centime pour une publicité qui a plus grande valeur que n’importe quel spot puisqu’il est directement issu du public.
On appelle cela le Buzz, qui correspond à la bonne vieille expression de Bouche-à-Oreille. Et ce buzz a un impact bien plus fort qu’on pourrait le penser.

Lors que la série « Heroes » débarque en France à l’été 2007, tout le monde en parle, tout le monde en a entendu parler, alors que la série n’a pas encore été diffusée. TF1 annonçait auparavant que quelques 300 000 personnes avaient piraté les épisodes ; mais en vérité, elle s’en moquait car ces gens ne font pas parti de son public ciblé (différence de public VO/VF). Ce buzz assez important était donc tout bénéfice pour la chaîne qui n’avait pratiquement pas besoin de faire de publicité, d’autant que la presse en parlait également, attendant la diffusion avec impatience.
La série a très bien marché la première semaine, beaucoup moins les suivantes : visiblement, nombreux étaient ceux qui venaient voir par curiosité. Il n’y a pas que le téléchargement qui est responsable de cela, mais il a certainement aidé.

L’exemple suivant est encore plus frappant et nous emmène dans l’Empire du Milieu.
Fin 2001, une série d’un nouveau genre débarque sur les écrans : 24 et son intrigue en temps réel. Cette série est très vite massivement piratée en Chine. La Chine, rappelons-le, est un pays relativement fermé où tous les programmes sont soumis à un comité de censure : mais c’est également un pays où 90% du marché de la vidéo est pirate et le fait que l’armée y participe activement est un secret de polichinelle.
Pourtant, devant cet engouement, une chaîne demande et obtient l’autorisation du gouvernement d’acheter et de diffuser la saison 2 de « 24 ».
Aujourd’hui, et cela en surprendra plus d’un, on peut voir « 24 », « Sex And The City » ou « Friends » en Chine.

A travers cet exemple, on comprend que le Téléchargement constitue un véritable outil de perforation de marchés. Dans des pays hostiles à l’invasion de cultures étrangères, comme la Chine et l’Inde par exemple, mais possédant un foyer de consommateurs gigantesque, la seule voie pour y entrer est l’illégalité. ces deux pays servent d’exemple ici, c’est parce qu’ils sont les plus peuplés du monde et que le commerce de marchandise pirate y est extrêmement important ; mais aussi parce qu’Hollywood n’a jamais caché sont désir d’y exporter ses productions.
De fait, si elles n’étaient pas piratées, les productions occidentales ne rentreraient pas ou peu dans ces pays. Là, les sociétés n’ont qu’à attendre que la population fasse son propre buzz et que les autorités compétentes se décident à venir les voir pour leur acheter leurs séries.
Mais il est clair que regarder illégalement ces mêmes productions dans un pays comme la France, qui n’est plus à conquérir, où la population a accès à peu près à tout et a les moyens de payer, cela fait désordre. Là encore, il y a deux poids deux mesures.

Tout ceci paraît très abstrait, et très économique. Mais il ne faut pas s’y tromper : le phénomène du Téléchargement est bien évidemment une histoire de gros sous.

Pour faire le lien avec la suite, il n’est pas inutile de citer l’exemple récent de Traveler, dont la chaîne ABC a mis un épisode en libre circulation sur les réseaux P2P et qui fut légalement visible sur les sites de vidéo en ligne Youtube ou Dailymotion. Là encore, le but était de faire connaître le produit. Un peu comme les échantillons gratuits qu’on vous distribue dans les supermarchés.
Et il y a fort à parier qu’ABC n’est pas la seule dans ce cas-là.

Car le téléchargement constitue aussi un indice de popularité. Plus une série est piratée, plus elle est appréciée.
Il se murmure même que pour le cas de l’animation, les éditeurs DVD scrutent attentivement les forums de discussions afin de voir ce qui est téléchargé et apprécié. Le but ? Acquérir rapidement les licences des produits à succès. Car s’il faut griller les concurrents, il faut également, dans la mesure du possible, éviter que la série sous-titrée soit disponible trop longtemps sur Internet (auquel cas le public la possédera déjà et n’aura pas vraiment d’intérêt à l’acheter). Et puis, licencier tôt une série permet de stopper sa traduction et sa diffusion [1].

On pourra enfin s’étonner d’une dernière chose.
Si vous surfez régulièrement sur Internet, vous vous apercevrez que des DVDrip de films sont parfois très rapidement accessibles, parfois avant même la sortie d’un film sur les écrans. On peut alors se poser la question de la provenance de ce matériel. Et si on réfléchit bien, soit il a été copié au niveau de l’authoring [2], soit à l’usine où sont pressés les DVD.
En clair, il n’y a pas cinquante solutions et si les compagnies le voulaient vraiment, elles n’auraient probablement aucun mal à trouver les responsables de ces fuites. Cela veut-il dire qu’elles ne font rien pour endiguer le phénomène, voire qu’elles le cautionnent ?

3. Pour les Créatifs

Les créatifs, c’est-à-dire ceux qui font les séries, devraient eux aussi s’inquiéter du phénomène. Car moins de revenus pour les producteurs signifie moins de revenus pour eux. Pourtant, à leur niveau aussi le Buzz fonctionne.

Cela va sans doutes en choquer certains, en intriguer d’autres, mais une création est faite pour être vue. Il vaut mieux que quelque chose soit vu même illégalement que pas vu du tout ; c’est d’ailleurs aussi valable pour les producteurs (cf. le Buzz). Cela ne veut pas dire que tout doit être pillé sans vergogne, mais qu’un produit qui reste dans un carton n’a aucune chance de rapporter quoi que ce soit. Nous avons vu précédemment des exemples où le Téléchargement a servi la cause des producteurs et des chaînes. Voyons-en d’autres qui touchent plus directement les créatifs.

Prenons le cas de Tim Kring, créateur de « Heroes » (dont nous avons parlé précédemment). Il était présent à Paris en avril dernier dans le cadre du Festival Jules Verne. L’homme n’avait pas l’air préoccupé par le problème du Téléchargement, car il est scénariste et non producteur. Par contre, il était heureux de voir qu’une foule importante était venue le rencontrer, alors que sa série n’était pas encore diffusée en France. Preuve que son travail était connu et apprécié.

Autre exemple intéressant qu’est celui de David Simon, créateur de « The Wire ». Cette série policière diffusée sur la chaîne à péage HBO ne fait que de très moyennes audiences et sa survie, elle la doit à son image et aux critiques dithyrambiques dont elle fait l’objet. Cela n’a jamais amélioré ses scores mais Simon a compris le parti qu’il pouvait tirer de cela. Quelques mois avant la diffusion de la saison 4 (10 septembre 2006), il envoie aux journalistes des DVD de l’intégralité de la saison, comptant sur le bien qu’il vont dire de son bébé. Le coup réussit et HBO commande une ciqnuième saison alors que la quatrième n’est pas encore à l’antenne. Et chose « étonnante », ces fameux DVD sont piratés et arrivent presque immédiatement sur le Net. Il était évident que ce serait le cas, Simon le savait, et il a compté dessus pour se faire de la pub. Comble de l’ironique, les rippers ont pris soin de laisser, au début de chacun épisode, le carton ajouté par la chaîne : « HBO - For Review Purposes Only – Sale, Copying, Transfer or Distribution Prohibited » [3].

4. Mais où est passée l’oseille ?

Il est ailleurs, un peu comme la vérité (sur le sujet).
La bourse des consommateurs n’étant pas extensible et ceux-ci n’épargnant pas en masse depuis l’existence du téléchargement et du P2P, il ne faut pas cogiter bien longtemps pour comprendre que les gens investissent l’argent ainsi économisé ailleurs ; et notamment dans d’autres produits culturels. Ce que les uns perdent, les autres le gagnent. Certains pleurent, d’autres rient.

Il est très difficile d’avoir des renseignements à ce sujet, et pour cause.
Cependant, lorsque le phénomène a débuté et que l’industrie phonographique s’est sentie attaquée, des études avaient montré que si le consommateur achetait effectivement moins de disque, les autres produits culturels étaient en augmentation, notamment les livres. Sur les 15 dernières années, les ventes de livres ont certes reculé en 2005 et 2006, mais ont progressé toutes les autres années [4].

CONCLUSION

S’il est un domaine dans lequel tout le monde se retrouve à ce sujet, c’est bien l’hypocrisie.
Que ce soit le consommateur ou l’industriel, sans oublier le législateur qui tente de s’interposer dans l’affrontement, tout le monde joue à la victime et feint de ne pas vraiment connaître le sujet en le regardant par le petit bout de la lorgnette. Cette Affaire du Téléchargement n’est en fin de compte qu’un reflet de notre société : on dit oui avec la tête et on fait non avec les mains. Chacun accepte des choses tant qu’elles lui servent, que ce soit légal ou non ; mais on refuse en bloc le revers de la médaille. Tout le monde est consentant mais tout le monde joue les victimes.

Sauf que dans cette histoire, il en est un qui n’a pas de pouvoir ou presque, et qui sera donc quoi qu’il arrive le dindon de la farce.

En guise d’ouverture, il est intéressant de voir que, peut-être pour la première fois dans l’histoire de la société humaine, un outil (Internet) permettant de contourner le système est accessible à tous et non plus à une poignée. Un contournement qui, une fois n’est pas coutume, n’enrichit personne et ne profite à aucune organisation criminelle, ce qui constitue également son originalité.


Vous pouvez réagir sur le forum.

Dernière mise à jour
le 24 décembre 2009 à 22h36

Notes

[1Une règle existe en effet dans le monde du fansub d’Animation japonaise : on ne traduit plus ni ne distribue une œuvre licenciée. La plupart des teams de traduction la respectent.

[2L’authoring est l’étape où l’on programme les menus et le chapitrage des DVD.

[3HBO – Dans un objectif critique uniquement – Vente, Copie, Transfert et Distribution interdits.

[42006 : 1,5% - 2005 : -0,5% - 1997 : -1%. Source : Livres Hebdo (magazine de la profession des éditeurs). Certains estiment que cette baisse récente est due à l’apparition des livres en ligne et téléchargeables.