LES HOMMES DE L’OMBRE — Saison 1, le bilan
La politique, le romanesque, le grand-public...
Par Sullivan Le Postec • 19 février 2012
« Les Hommes de l’Ombre » aura été ce dont France 2 avait désespérément besoin : un gros succès grand public pour une série artistiquement ambitieuse. Bilan critique.

Après deux séries ambitieuses diffusées sur France 2 en 2011, mais qui n’avaient pas réussi à embarquer le grand public, et en particulier les téléspectateurs habituels de la chaîne — « Les Beaux Mecs » et « Signature » — le défi des « Hommes de l’Ombre » était clair : contribuer à renouveler l’image de la série française en proposant une œuvre artistiquement ambitieuse, mais qui parvienne à ne pas se couper du grand public.

Le défi a donc été réussi et ce succès se découvre en quelques chiffres communiqués par France 2 : 5 millions de téléspectateurs pour chaque soirée, 8,5 millions ont vu au moins un des six épisodes, 2,6 millions ont vu toute la série. « Les Hommes de l’Ombre » devient donc le meilleur score pour une fiction depuis 2008. En outre, elle totalise 367.000 vidéos vues, dont 76% sur Pluzz, qui en fait son quatrième programme le plus vu. Un succès qui ne fait pas le printemps, mais qui fait chaud au cœur parce qu’il donne une base sur laquelle la série française peut construire et progresser.

Un succès et ses limites

Ambitieuse, la première saison des « Hommes de l’Ombre » l’était très certainement. Un sujet dont tout le monde disait encore le mois dernier que les français le rejetaient dans la fiction télévisée, des qualités techniques et visuelles indéniables, de véritables vertus pédagogiques sur les coulisses d’une campagne électorale et le fonctionnement des arrière-boutiques des Partis politiques. Nous avons largement suivi et soutenu la série, principalement via le web-doc en trois volets « Lumière sur Les Hommes de l’Ombre ». Aujourd’hui, nous mettrons d’avantage l’accent sur les limites et les défauts de la série.

Car malgré son ambition, « Les Hommes de l’Ombre » n’était pas exactement parfaite. Il faut déjà compter avec ces défauts qui touchent encore la quasi-totalité des séries françaises, comme un premier épisode qui se révèle, passé les dix premières minutes, trop peu efficace. Le deuxième épisode nous avait rassuré : lui était convainquant et trouvait son rythme ; on ne pouvait guère lui reprocher que des envies de plus : un peu plus d’approfondissement des personnages, un peu plus de surprise dans l’intrigue parfois un peu trop attendue...
Malheureusement, la suite ne continue pas tout à fait sur cette lancée. L’épisode qui a accumulé à mes yeux le plus de défauts est le quatrième. Certes, il a des mérites : passant de l’Afrique à la Campagne Présidentielle française, il contribue à donner de l’ampleur à la série, et le climax du versant thriller de l’intrigue permet certainement de conserver l’attention du téléspectateur.
Le problème, c’est que pour que l’intrigue ne se résolve pas complètement et que la série ne s’arrête pas après quatre épisodes sur Kapita et sa femme ayant réussi à dévoiler le mensonge d’Etat orchestré par le Premier Ministre, il faut recourir à une avalanche de concours de circonstances et de personnages se comportant de manière idiote : c’est Apolline qui perd bêtement son témoignage alors qu’elle aurait pu le charger sur un serveur de sa chaîne, ou encore le graver sur CD ; c’est le clandestin qui passe des coups de fil et décide de s’échapper seul alors qu’il sait qu’il n’a que deux jours à attendre avant d’être certainement régularisé... A mes yeux, le diabolus ex machina ne vaut pas mieux que sa version divine. Si on y ajoute un décor de plateau télévisé très peu réaliste (il n’y a aucune caméra en mesure de filmer les présentateurs du débat de premier tour) et une scène de scandale en conférence de presse à laquelle je n’ai pas réussi à croire, cela commence à faire beaucoup.

C’est aussi une autre caractéristique récurrente des séries françaises que cette tendance à résoudre trop vite ses intrigues. Le téléspectateur qui a vu des séries américaines se souvient forcément de ces grands moments de tension dramatique, quand tout est encore ouvert à la fin de l’avant-dernier épisode, et qu’on se demande comment les scénaristes américains vont pouvoir résoudre la saison en cinquante minutes. Et, souvent, ils le font très bien ! (Évidement, il y a aussi, parfois, des ratages. Mais la satisfaction du téléspectateur est à la hauteur du risque que l’on prend...)
Une sensation qu’on n’éprouve quasiment jamais devant les séries française, dont le climax survient généralement à l’avant-avant-dernier épisode. Cela pose déjà quelques problèmes quand il y a douze épisodes — la dernière soirée de diffusion, au lieu d’être un point culminant qui marque durablement la mémoire avant que la série ne s’absente pendant un an (ou plus), s’occupe de queues d’intrigues, range les personnages bien comme il faut, et manque d’impact. Mais quand il n’y en a que six, c’est un véritable déséquilibre structurel.

Pour revenir aux « Hommes de l’Ombre », il faut reconnaître qu’après le dérapage de l’épisode 4, les deux derniers épisodes remettent la série sur les rails, au prix d’un virage scénaristique surprenant : le Premier Ministre étant éliminé et l’adversaire principal d’Anne Visage devenant le candidat socialiste (donné carrément à 40% au premier tour, ce qui laisse entendre qu’on a eu une vision très (trop ?) partielle de cette campagne). Survenant au début du cinquième épisode, ce rebondissement désarçonne, mais la série retombe vite sur ses pattes en travaillant son thème de la trahison. Néanmoins, tout cela concourt aussi à un certain art de l’esquive, le scénario de Dan Franck multipliant les impasses sur des moments complexes à écrire, comme les débats, ce qui peut générer une certaine frustration.

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Les séries politiques

Curieusement, « Les Hommes de l’Ombre » aura aussi mis en valeur la manière dont « The West Wing / A la Maison Blanche » est un modèle castrateur qui freine l’éclosion d’autres séries politiques plus qu’il ne l’encourage. Le chef d’œuvre d’Aaron Sorkin a imposé un modèle qui semble aujourd’hui incarner la série politique dans l’inconscient collectif. Pourtant, aussi brillante soit-elle, la série hyper-idéologique et moralisante dans laquelle Sorkin distribue les bons et les mauvais points, avec sa part de caricature (un bon Républicain est un Républicain qui partage les idées des Démocrates !) est difficilement reproductible — le talent de Sorkin est rare, pour ne pas dire unique — et c’est encore plus vrai en France, où est loin d’avoir atteint le point où une proposition de fiction aussi partisane serait acceptée.
Pourtant, certains ont eu du mal accepter l’angle différent choisi par « Les Hommes de l’Ombre », y compris alors que la mise en avant de l’idéologie dans la série aurait été contraire aux principes de base de son intrigue : une campagne Présidentielle surprise prenant tout le monde de court et se déroulant en 35 jours, de son annonce à sa conclusion, qui ne laisse pas aux Partis le temps de préparer un programme.

Ce ci nous amène tout de même à pointer un axe de progression que la série peut suivre dans les saisons à venir. Elle pourrait effectuer un meilleur travail dans la mise en place de niveaux de lectures différents, c’est à dire de donner à ceux qui la souhaitent une meilleure compréhension des événements. Des écrans incluant la liste des différents candidats et leurs scores respectifs, par exemple, aurait permis de crédibiliser la campagne décrite en apparaissant à l’image dans les reportages des chaînes infos, ce sans ralentir le rythme de l’intrigue ni perturber les téléspectateurs intéressés avant tout par l’aspect romanesque.

Le succès des « Hommes de l’Ombre » sur France 2 assure de son retour pour une nouvelle saison — l’espoir des producteurs a toujours été de réaliser une trilogie : la conquête du pouvoir, sa pratique puis la chute. Voilà qui ouvre aussi la possibilité de progresser en parallèle du public. L’exemple de « Un Village Français », une série produite par Tetra Media, l’un des producteurs des « Hommes de l’Ombre » et qui s’est considérablement bonifiée au fil de ses trois premières saisons, est flagrant à cet égard.

Une telle évolution est tout le mal qu’on souhaite à la série politique de France 2.

Post Scriptum

« Les Hommes de l’Ombre »
6x52’ | Une production Macondo / Tetra Media Studio pour France Télévisions.
Créé par Dan Franck, Frédéric Tellier, Charline de Lépine et Emmanuel Daucé.
Scénario : Dan Franck avec la collaboration de Régis Lefebvre.
Réalisation : Frédéric Tellier.
Produit par Carline de Lépine, Emmanuel Daucé et Jean-François Boyer.
Avec Nathalie Baye, Bruno Wolkowitch, Grégory Fitoussi, Yves Pignot, Clémentine Poidatz.