En fait, je m’intéresserai principalement aux relations que le travail et la famille peuvent entretenir, la notion de patrie passant très largement au-dessus de ma tête, de mes épaules et du buffet derrière moi. Ces deux objets sont-ils corrélés ou en totale opposition ? Doit-on avoir un travail chouette ou une famille super pour être épanoui, ou doit-on avoir un travail chouette ET une famille super pour être épanoui ? En poussant l’interrogation, peut-on être épanoui avec un travail et/ou une famille, ou doit-on avoir un petit quelque chose en plus, comme un équilibre intérieur digne de celui du Dalai Lama ou un grand amour ? (Il n’y a guère plus que dans 7th Heaven que la famille demande comment s’est passée votre journée. Et non, elle ne fera pas partie des séries sur lesquelles je m’appuierai pour essayer de démêler la question.)
"Mais quelles sont donc les séries sur lesquelles tu vas t’appuyer pour essayer de démêler la question ?" ? Principalement Gilmore Girls, Alias, Buffy (Noooon, sans rire ?), Friends et The Office (Ooooh ? Une série sur le travail pour parler du travail, cesse donc de te fiche de nous, jeune ingénue !). Si vous êtes gentils avec moi, vous remarquerez que je me suis efforcée de choisir divers formats : comédie, drama, fantastique, 40 minutes, sitcoms, diffusés sur des chaines diverses. J’ai préféré garder des séries récentes afin d’éviter les lieux communs. (Et aussi parce que je ne m’y connais pas énormément. Courageuse, pas intellectuellement suicidaire.)
Après un bref panorama, j’aurais tendance à dire que le travail et la famille ne peuvent être épanouissants ensemble, bien au contraire. Les personnages que j’ai passé en revue sont loin de voir leur profession comme la clé du bonheur. Certains échappent à la règle, mais leur vie familiale est alors bancale. Il semble qu’on ne puisse avoir à la fois un travail épanouissant et une vie familiale réussie.
Premier exemple : Gilmore Girls. Je ne m’attacherai pas vraiment à Lorelai et Rory tant la dissociation entre travail et famille est claire dans cette relation. Lorelai n’a jamais mis Rory de côté pour son travail, mais ce dernier n’est pas sa première source de fierté ou d’épanouissement. De plus, les deux personnages sont, dans la majeure partie des saisons, en complète équité relationnelle. Le personnage qui me semble le plus intéressant est Richard.
Il est un professionnel confirmé, jusqu’à devenir consultant et professeur. Quoi de plus parlant que de devenir enseignant des facultés que l’on a acquises pour marquer une réussite professionnelle ? Son travail est son épanouissement, il vit à travers lui : il s’ennuie lorsqu’il ne travaille pas, à tel point que sa fille doit s’occuper de lui, dans l’épisode Richard in The Stars Hollow (saison 2). Lorsqu’il rend visite à Lorelai, il ne peut rester dans une relation familiale avec elle et est obligé de donner son avis sur sa manière de travailler. Professionnel accompli, il ne sait donc pas dissocier sa profession de sa famille : en plus de ces conseils lorsqu’elle essaie de le distraire, nombreux sont les passages où il passe des coups de fil professionnels lors de dîners familiaux. C’est Emily, non pas par souci de protection de la famille mais par convenances, qui le rappelle à l’ordre.
Si Richard a tant réussi, c’est parce qu’il a mis de côté sa fille, confié cette charge à Emily. Cela a endommagé leur famille : Lorelai blâme bien plus sa mère que son père, tout simplement parce que Richard n’est pas un père selon sa définition de la chose.
Dans Alias, les choses sont encore plus parlantes. Cette série met en scène une relation très étrange entre travail, famille et patrie. Une relation d’ailleurs peu glorifiante à la fois pour le travail et pour la patrie, qui semblent n’être là que pour pourrir la vie familiale et personnelle de Sydney. Au-delà de la théorie du complot où l’espionnage est présent dans les moindres recoins de la vie de l’héroïne, le travail, c’est une histoire de famille. Jack a entraîné Sydney depuis son plus jeune âge pour qu’elle soit une professionnelle parfaite, au détriment de la famille. Sydney et Vaughn sont amoureux (on l’aura compris), mais leur travail les empêche de fonder une famille, les empêche même d’être épanouis dans cette sphère professionnelle puisque leur relation est vue d’un mauvais oeil. Sydney vit dans un monde désillusionné où les institutions ne protègent plus rien : ne protègent plus le travail, qui est risqué, ne protègent plus la famille, ne protègent même plus l’individu.
Sydney donne sa vie pour la patrie, pour son travail, mais il ne lui permet pas de s’épanouir parce qu’il ne la protège pas et, plus encore, parce qu’il détruit tout autour d’elle : Danny, Vaughn, ses amis. Le fait que le travail et la patrie soit si liés semble être une réponse à cette désillusion : sans repères fixes, rien ne peut être hors de danger.
Si, certes, il permet au final d’être le dernier lien qui unissent Jack et Sydney, même lorsqu’elle ne veut plus entendre parler de son père, il ne faut pas oublier que les décisions de Jack ont dès le départ ruiné sa famille.
Pour le père de Sydney en effet (comme pour Sydney d’ailleurs), les limites entre sphère publique et sphère privée n’existent plus. Son travail et sa vie personnelle sont entrelacés, interdépendants. Ce n’est pas pour autant, et c’est là où Alias est assez pessimiste, que si le travail va bien, la vie personnelle va bien. Loin de là, puisque le premier est toujours proche de la catastrophe… Jack évolue dans un monde dangereux et il ne peut en protéger sa fille. Le seul moyen qu’il a trouvé pour le faire était totalement lié au travail : il s’agissait du Christmas Project. Dès que Sydney a eu l’âge de manier une arme, il a consciemment détruit son rôle de père pour devenir un mentor. Certes, son but était protecteur envers sa fille. Mais comme Sydney l’a dit, il lui a ôté tous ses choix, ce qui est contradictoire avec son statut de père, sensé lui ouvrir des portes.
En cela, Buffy est liée à Alias. La Tueuse est dans une posture assez similaire à celle de Sydney. Elle n’a pas choisi son travail, qui lui est tombé dessus en pleine adolescence. Il n’est pas pour elle épanouissant mais bien enfermant : elle ne peut être rien d’autre que la Tueuse. Cela l’empêche d’avoir une relation construite avec sa mère : Joyce ne comprend pas et ne peut pas comprendre la mission de sa fille. Elle va jusqu’à demander à Angel de quitter Buffy, alors qu’il est la seule personne qui puisse concevoir le travail de cette dernière.
Parallèlement, pour pouvoir accomplir sa tâche, Buffy est contrainte de s’entourer d’une seconde famille, qu’elle crée elle-même. Je ne m’attarderai pas sur Xander et Willow, que je ne considère pas comme les frères et sœurs de Buffy, mais plutôt sur Giles et Dawn. D’un côté, Buffy se trouve un autre père qui, comme pour Sydney, se pose en mentor dès le départ. D’un autre côté, les forces occultes qui l’entourent lui confèrent une sœur : signe que Buffy ne peut échapper à son travail, même dans sa famille.
Pour Buffy comme pour Sydney, le travail et la famille sont liés. Cela pourrait être signe d’un épanouissement total ; celui d’une mission accomplie avec les gens qui nous sont, dans une société traditionnelle, les plus proches. C’est en réalité la cause de leur malheur.
Ce que j’appellerai avec une modestie sans faille "le pourquoi du comment"
Mais pourquoi ne pourrait-on pas lier travail réussi et famille épanouie ? Déjà, soyons francs : on regarde moyennement la télévision pour voir des gens baignant dans un bonheur sans fond, heureux quoiqu’il arrive, les yeux pétillant d’amour.
C’est pas très sympa mais on est comme ça. Le bonheur des autres, ça a tendance à nous rendre malheureux.
Mais, outre cette raison, il semble que les personnages doivent faire un choix entre les deux. Le travail dans les sociétés occidentales industrielles est avant tout un lien social : il sert moins à s’épanouir personnellement qu’à s’intégrer à la société. Lorelai travaille avec sa meilleure amie, Sydney avec son père et son grand amour, Buffy avec des amis et de la famille.
Le travail, c’est se socialiser. C’est entrer dans un nouveau cercle, avec de nouvelles personnes et de nouvelles responsabilités. La télévision paraît frileuse à cette idée : nombre de personnages ont peur en pensant à leur travail. Friends en est un des meilleurs exemples. La série met en scène des trentenaires et leurs angoisses. Les personnages sont régulièrement mis à l’épreuve professionnellement : Rachel doit se prendre en main, Monica galère jusqu’à se faire détester par ses collègues, personne ne sait vraiment ce que fait Chandler jusqu’à ce qu’il change totalement de voie, expérience ô combien terrifiante pour lui.
C’est sûrement pour cette raison que les séries télévisées incluent dans le travail des éléments amicaux ou familiaux. Les liens narratifs en sont renforcés, les personnages peuvent faire face à toutes les horreurs que les scénaristes posent dans leur vie. Isolés, ils ne pourraient surmonter ces barrières, d’autant plus que les séries relèvent majoritairement d’un genre que j’appellerai réalisme extraordinaire. Par leur statut irréel voire métaphorique, les histoires sont souvent inimaginables dans la vie quotidienne.
Cependant, il s’agit d’une mise en scène à double tranchant pour les personnages. On l’a dit, ainsi liés, le travail et la famille ne peuvent s’épanouir pleinement. Du coup, les responsabilités et les charges affectives en sont décuplées.
Les personnages qui échappent à cette règle, comme Richard ou ceux de The Office, ont deux solutions.
Soit ils réussissent professionnellement, mais ils doivent alors travailler deux fois plus que les autres. Rares sont ceux qui parviennent à une réussite professionnelle sans sueur au front. La méritocratie est plus que jamais présente.
Soit ils ne réussissent pas, et c’est parce qu’ils s’ennuient et ne sont donc pas investis dans leur travail. The Office met en scène cet ennui. La série se base sur une petite entreprise typique, où les gens font leur boulot et s’en vont. Aucune évolution professionnelle ou presque. Aucun accomplissement personnel. Les gens sont enfermés dans leur classe et ne peuvent en sortir. Les ressorts qui leur évitent de sauter par la fenêtre sont alors les fameuses relations dont je parlais plus haut : soit l’amour au travail, donc la socialisation, soit la famille qui est extérieure à leur profession (ou la folie, ce qui n’est pas très optimiste…).
Loin de moi l’idée de prôner la famille avant le travail et de regretter le fait que la vie professionnelle puisse être une entrave à une parfaite mise en scène de la sphère familiale. Il semble cependant que les séries télévisées ne puissent concevoir l’inverse.
Réactionnaires, donc ? Ce point de vue se défend. On peut voir cette conclusion comme le souhait de montrer l’importance de la famille et les barrières que pose un travail réussi à une vie personnelle.
J’aurais tendance à y voir une critique de la société industrielle occidentale. Nombre de chercheurs ont travaillé sur le travail de ces sociétés comme frein à l’épanouissement des individus, non par leur inintérêt mais par le temps qu’ils demandent : chacun doit toujours travailler plus pour rapporter plus, soit à l’entreprise, soit à lui-même. Le fait que les séries télévisées montrent cette interdépendance entre travail et famille, cette limite de plus en plus obsolète entre sphère publique et sphère privée, me semble être une critique de cette surproduction. Si la distinction était plus franche, les personnages pourraient mener leur double vie (vie au travail, vie en famille) avec bien plus d’aisance.