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Recherche universitaire sur la télévision : Pour des Cultural Studies à la francaise

par Séverine Barthes

La recherche universitaire française sur les séries télévisées est encore embryonnaire, mais prend chaque jour davantage d’importance. Sur ce point, la France est en retard par rapport aux pays anglo-saxons, mais il serait faux de croire que ce retard est une fatalité. En effet, l’université française, telle qu’elle est et forme aujourd’hui ses étudiants, a une carte à jouer dans ce domaine, non pas en refaisant ce que proposent les chercheurs anglo-saxons, mais en fondant un nouveau discours sur cet objet d’étude.

Aujourd’hui, le mode de pensée anglo-saxon et ses méthodes ont envahi le discours universitaire sur la télévision et, partant, sur la fiction télévisée. Il s’agit du courant des {cultural studies}, qui a été initié dès les années 70 aux Etats-Unis. Dans cette perspective, il ne sert à rien de chercher à concurrencer les chercheurs anglo-saxons, qui ont une irrémédiable avance sur nous. Ce mouvement s’est créé sur les revendications des minorités sur les campus et a investi les sciences humaines selon deux axes principaux : reconnaître les cultures minoritaires et importer de nouveaux concepts. Etant donné l’orientation de ce mouvement vers les cultures populaires, la télévision a été un champ d’étude particulièrement prisé. D’autre part, les nouveaux concepts que les {cultural studies} ont importés sont issus de la pensée française, à tel point qu’ils sont outre-Atlantique tous regroupés sous le nom de {« French Theory »}. Les penseurs français convoqués sur les campus anglo-saxons sont nombreux et, fait intéressant, plutôt délaissés par l’université française : Deleuze, Derrida, Foucault, Baudrillard, de Certeau, Lacan, Guattari, Lyotard, Althusser, Kristeva, Cixous… Présentées ainsi, les {cultural studies} semblent un mouvement fort intéressant et l’on peut s’interroger sur leur faible notoriété en France. C’est que la méthodologie mise en œuvre au sein des ces recherches est discutable. En effet, s’il est fréquent de citer Foucault ou Kristeva sur les campus américains, il est beaucoup plus rare de les lire. Expliquons-nous : quelques « défricheurs » ont lu les textes de ces penseurs et les ont commentés, expliqués, diffusés. Cependant, ce premier moment n’a pas été suivi d’un retour aux sources, c’est-à-dire d’un retour aux textes, et les concepts utilisés le sont souvent hors de leur contexte, voire mal à propos, car les chercheurs les maniant « de seconde main » n’ont pas une connaissance suffisamment profonde de la pensée des penseurs qu’ils citent. D’autre part, les {cultural studies}, souvent, ne se plongent pas au cœur du discours étudié et en font presque davantage un prétexte à dérouler des théories qu’un métadiscours construit et pertinent sur le discours lui-même. Vus d’Europe, les ouvrages issus des {cultural studies} semblent généralement flous, approximatifs, peu étayés. Est-ce à dire qu’il faut récuser les {cultural studies} ? Bien évidemment, non : ce serait jeter le bébé avec l’eau du bain. En effet, elles présentent des qualités qui manquent indéniablement à la tradition universitaire française : une grande attention portée à la matérialité des discours et à leurs contextes historique, pragmatique, économique de production, une ouverture aux professionnels qui permettent de mettre en perspective ces discours sans tomber dans la surinterprétation, la prise en compte de la réception tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif, l’absence de jugement axiologique a priori sur telle ou telle manifestation sociale ou culturelle… Ainsi, la France aurait réellement une carte à jouer, sans renier ce qui fait encore aujourd’hui sa force, en permettant l’éclosion de ce que l’on pourrait appeler des {« cultural studies à la française »}. La tradition de rigueur, celle de la lecture directe des textes théoriques et non de leur vulgarisation, celle posant la prééminence des micro-analyses fondant le discours théorique — c’est-à-dire la méthode consistant à analyser le texte pour en tirer un commentaire et non à plaquer un discours analytique sur une œuvre en forçant cette dernière à entrer de toutes forces dans le cadre théorique — doivent être conservées car elles sont le garant de la scientificité des sciences humaines. Cependant, l’idéalisme quasi-platonicien qui plane sur les études littéraires et esthétiques devrait s’effacer devant la prise en compte de la matérialité des discours étudiés et tirer, sur cet aspect, des enseignements des recherches anglo-saxonnes. Ainsi, en alliant la méthode scientifique française et l’état d’esprit matérialiste anglo-saxon tout en relisant les penseurs de la {« French Theory »} délaissés en France, on pourrait faire émerger un nouveau discours sur la télévision et réellement faire avancer la recherche universitaire sans courir après les Américains. L’université française ne pourrait en sortir que grandie.