Une chaîne de télévision est tout à la fois un canal de diffusion (point de vue technique), un flux de programmes (point de vue éditorial) et une marque (point de vue marketing) [[Cette tripartition se retrouve peu ou prou dans celle proposée par François JOST dans ''Comprendre la télévision'' (2005) : la chaîne comme marque, la chaîne comme responsable de la programmation et le chaîne comme personne. (Paris : Armand Colin, « 128 Cinéma », 128 p.)]]. Ces trois aspects non seulement son liés, mais se répondent encore. Le flux de programmes, autrement dit l’ensemble des programmes choisis et diffusés par la chaîne ainsi que leur agencement, est ce qui contribue le plus à la création de l’image de la marque[[Voir Jérôme BURTIN (2004). « La programmation télévisuelle : une arme stratégique dans la guerre des chaînes ». ''COMMposite'', v2004, http://composite.org/2004/articles/burtin.html. Il assigne deux fonctions principales à la programmation télévisuelle : « la création de l’identité de la chaîne et le moyen de financer son activité » (p. 5)]]. Pour le téléspectateur, une chaîne est d’abord ses programmes et certains jouent un rôle plus important que d’autres et sont des marqueurs plus pertinents et plus significatifs pour les récepteurs. Cette importance peut-être déterminée par la place des programmes dans la grille (ceux diffusés en {prime-time} sont plus significatifs que les émissions de {daytime}) ou par le type de programmes (les séries télévisées, par exemple, davantage que les téléfilms). En effet, plus qu’un simple agrégat de programmes, la grille de programmation est « un ensemble articulé dans lequel chacune des émissions prend sa valeur à travers les relations établies avec les autres composantes » et est ainsi une « somme […] supérieure aux parties qui [la] composent » [[Voir Burtin (2004) p. 5.]].
Dans l’économie du PAF de ces dernières années, les séries télévisées, en étant tout à la fois un argument de programmation et un phénomène de mode, ont acquis un statut d’atout majeur. Elles sont ainsi devenues, depuis le milieu des années 90, un réel enjeu pour les chaînes télévisées françaises, passant du statut de « bouche-trous » des grilles de programmation à celui de programme de prestige ou, tout du moins, de programme à valeur ajoutée. Il est ainsi possible, en retraçant l’histoire de la programmation, puis de la production, des séries télévisées en France, de saisir l’évolution de l’image de ce type de programme et celle de l’image même des chaînes télévisées hertziennes françaises. En modifiant leur discours (c’est-à-dire leur grille de programmation et, en termes rhétoriques, leur logos), elles induisent des changements chez le public (ce qui relève du pathos rhétorique) et créent leur image de marque (travaillant ainsi le troisième pôle de la rhétorique, l’ethos).
{{{I. Première étape : la programmation de séries américaines}}}
Canal + d’abord, puis M6, France 2 et TF1 ont construit une image de marque à travers la programmation de séries télévisées étrangères, en segmentant le public (Canal + s’est ainsi créé l’image d’une chaîne proposant des séries télévisées prestigieuses) ou, au contraire, en tentant de gagner des parts de marché sur celui déjà visé par une autre chaîne (c’est le cas de TF1 qui, en programmant {Les Experts} le dimanche soir, souhaitait prendre une partie du public d’{Urgences} sur France 2). Bien évidemment, cette image n’est pas une donnée, mais une construction qui s’inscrit dans le temps.
Ainsi, Canal + a misé sur les séries télévisées dès ses débuts. Mais, nouvel arrivant sur le marché, il ne pouvait avoir accès aux catalogues des séries contemporaines de son lancement, déjà achetés par ses concurrents. Cette donnée économique a poussé la chaîne cryptée à proposer, dès lors, une contre-programmation et elle a pu se construire l’image d’une chaîne qui proposait des choses différentes : séries décalées, comme {Soap}, diffusée en 1984, ou peut-être trop innovantes pour les autres chaînes, comme {Hill Street Blues} ; séries anciennes, quasiment patrimoniales, de la télévision US, comme {Le Frelon Vert}, {Les Monstres}, {Rawhide} en 1986 ou la série {Superman} de 1952, diffusée en 1987. Ensuite, devenue un acteur comme un autre du PAF, Canal + a pu jouer à égalité avec ses concurrents et acheter des séries plus récentes. Dès lors, le choix d’un certain « élitisme », mais surtout d’un décalage, de l’ « esprit Canal » s’est fait jour, avec des séries comme {Un flic dans la mafia} et {Max Headroom} en 1988, {Police Squad} en 1989 ou {Les Simpsons} en 1990.
Peu après l’arrivée de Canal + dans le PAF arrivait en France une autre chaîne, La Cinq, qui a elle aussi beaucoup misé sur les séries télévisées, mais d’une manière différente. Après une période où la nouvelle chaîne se cherche, la grille se stabilise, à partir de 1986, autour de la diffusion de dessins animés et de séries télévisées dans la journée. Ces dernières ne sont pas inconnues du public et sont des rediffusions de séries présentes sur les écrans français dans les années 60 et 70 : {Arnold et Willy}, {Wonder Woman}, {Happy Days}, {La Cinquième Dimension}, {Super Jaimie}… La case de 19h30, stratégique avant la diffusion du film (ou du téléfilm) du soir, est dédiée à des séries américaines inédites visant plutôt un public masculin : {Supercopter}, {K2000}, {Riptide}, {CHIPs} et {Tonnerre mécanique}. Cette programmation s’adossait sur les catalogues que possédait Silvio Berlusconi pour les médias italiens, ce qui explique la présence, très tôt, de séries inédites dans la grille de programmation, contrairement à Canal +.
À cette même période, la « petite chaîne qui monte » se met aussi à émettre en France. Là encore, les séries vont jouer un rôle important. Ainsi, en 1988, le journal de la chaîne passe de 20h24 à 19h54 afin de permettre une contre-programmation efficace, avec la série inédite {The Cosby Show} pendant que les chaînes concurrentes proposent leur JT. Puis c’est le rachat par M6 de {La Petite Maison dans la prairie}, série détenue par TF1 et diffusée jusqu’alors de façon erratique, qui va réellement positionner la chaîne comme programmatrice de séries : elle va la diffuser dans l’ordre, en continu et en intégralité (TF1 avait en effet écarté certains épisodes pour diverses raisons). Mais c’est la série {Aux frontières du réel}, dont le destin est symptomatique du changement de perception des séries télévisées, qui va fonder la stratégie de M6. D’abord programmée en catimini à partir de juin 1994 le dimanche en {access prime time}[[À l’exception de cinq épisodes : trois n’ont pas été diffusés, deux l’ont été en deuxième et troisième parties de soirées.]] , la première saison de série est diffusée ainsi jusqu’en octobre. Ensuite, durant l’hiver 1994/95, quelques épisodes ont été diffusés en « bouche-trous », notamment le samedi à 19h. Puis, à partir de mars 1995, la série a droit à une programmation le vendredi, en deuxième partie de soirée jusqu’au 5 janvier 1996. La série apparaît en outre ponctuellement, durant cette période, dans la case « La Saga du samedi » (notamment pour les épisodes mythologiques) en {primetime}, en alternance avec des téléfilms et d’autres séries, comme {Chapeau melon et bottes de cuir}, {Agence Acapulco} ou {Les Rues de San Francisco}. Puis, à partir du 6 janvier 1996 est créée la case « Les Samedis fantastiques », en {primetime}, qui met ''{Aux frontières du réel}'' en vedette, avec les séries {Les Contes de la Crypte}, {Au delà du réel : l’aventure continue} et {Burning Zone : Menace imminente}. Pendant presque deux ans, la série sera diffusée ainsi, devenant un vrai phénomène [[Cette synthèse de la programmation d’''Aux frontières du réel'' a été établie à partir de la base de données de l’Inathèque de France (www.inatheque.ina.fr), de la base de données Annuséries (www.a-suivre.org/annuseries) et du livre de Francis VALERY (1995). ''Aux frontières du réel. Une mythologie moderne : vol. 1 La chute des anges''. Pézilla-la-Rivière : DLM Éditions (Le Guide du téléfan). 124 pages.]] .
Cette case disparaît en décembre 1997 pour laisser la place à une nouvelle case, « La Trilogie du samedi », qui reprend la programmation de la « Thrillogy » de NBC, à savoir un épisode du {Caméléon}, de {Dark Skies} et de {Profiler}, même si rapidement, la chaîne s’est détachée de son modèle américain, en proposant d’autres séries ou en augmentant le nombre d’épisodes. À partir de la rentrée 1998, M6 propose donc deux cases importantes dédiées aux séries télévisées : le samedi avec « La Trilogie du samedi » et le jeudi en {primetime} avec le nouvel horaire de diffusion d’{Aux frontières du réel}. Les séries télévisées ont alors acquis sur M6 un vrai statut.
La dernière semaine de juin 1996, France 2 lance la diffusion de la série {Urgences}, je jeudi en {primetime}, à raison de deux épisodes par semaine. La chaîne enchaîne les deux premières saisons et termine la diffusion d’inédits en décembre 1996. Elle propose ensuite à partir du 8 février 1997, une rediffusion quotidienne à 18 heures. À la rentrée 97, le jour d’{Urgences} n’est plus le jeudi, mais le lundi. À la rentrée 98, {Urgences} prend ses marques le dimanche, case que la série ne quittera plus. La fiction télévisée joue désormais à égalité avec le cinéma, France 2 opposant sa série au traditionnel film du dimanche sur de TF1. Et quand, près de dix ans plus tard, TF1 se décide à faire la même chose, la polémique enfle et les professionnels du cinéma montent au créneau, craignant pour leurs financements
Notons que, quand les principales chaînes françaises (TF1 et France 2) proposent en {primetime} des séries qui sont des « valeurs sûres » des {networks} américains ({Urgences}, {Les Experts}, {New York Police Judiciaire} et leurs {spin offs}, {FBI Portés disparus}, ou, en deuxième diffusion après Canal +, {24 heures chrono} ou, pour M6, {Desperate Housewives}), Canal + continue à être un vrai défricheur et propose en première diffusion des séries comme {24 heures chrono}, {Cold Case} ou {Desperates Housewives}, mais aussi des séries plus pointues comme {The Shield}, {Dexter}, {Rome}, {Deadwood}, {Six Feet Under}…
!!!!II. Seconde étape : la production de séries françaises
Ce premier mouvement a été suivi d’un second, où le même phénomène a eu lieu non plus à partir de programmes étrangers, mais en se fondant sur des productions propres.%%%
HBO a fondé son image de marque sur trois piliers : le cinéma, le sport et les séries télévisées. Cette tripartition rappellera à tout téléspectateur français Canal + qui, à la fin des années 90, a produit ses propres ''sitcoms'' : ''H'', ''Blague à part'', ''Evamag''… Notons qu’il y avait déjà eu un précurseur notoire, ''Objectif Nul'', qui, dès 1987, proposait quelque chose de différent. Cette production, qui tentait de travailler « à l’américaine », a permis de montrer qu’une nouvelle voie était possible en France (on était fort loin du ton des ''sitcoms'' françaises comme ''Maguy'' ou ''Hélène et les Garçons''). Au même moment, sur le service public était créée la case « Une soirée, deux polars », avec les séries ''P.J.'' et ''Avocats et associés'' qui, pour le versant dramatique de la production télévisuelle, tentaient, tant en termes de format que de thématiques et de traitement, de faire de la fiction policière autrement. Ces deux choix de production et de programmation, à quelques mois d’intervalles, ont initié les premiers frémissements de la fiction télévisée française. À partir de ce moment, il a été possible de faire du 26’ (pour les ''sitcoms'') et du 52’ (pour les ''dramas'') en ''primetime'', avec des séries construites non plus autour d’un seul héros exemplaire (comme dans les unitaires de TF1), mais autour d’un groupe de personnages résolument humains et faillibles, voire risibles dans le cas des ''sitcoms''. %%%
Pendant plusieurs années, ces deux tentatives sont restées sans suite : Canal + a annulé assez rapidement ''Evamag'', puis plus tard ''Blague à part''. Seule la série ''H'' a continué sur le long terme. Sur France 2, après ''P.J.'' et ''Avocats et associés'' ont été produites d’autres séries destinées à la même case, toutes en 52’ (quand un 90’ est diffusé dans cette case, il s’agit d’une rediffusion d’un programme préexistant à la création de la case, comme ''Maigret'') et toutes construites autour d’un ensemble de personnages :'' La Crim’,'' ''Central Nuit'', ''Groupe Flag'', ''B.R.I.G.A.D.'', ''Lyon Police Spéciale'' … Pendant ce temps-là, les innovations sur les autres chaînes sont mineures : TF1 met, par exemple avec ''Femmes de loi'', en scène un duo à égalité, et non plus un seul personnage, mais cela reste marginal, d’autant que le reste (le format de 90’, l’appartenance du personnage principal à un service public, l’entrecroisement d’une intrigue principale professionnelle et d’une intrigue secondaire privée qui répond à la première) reste inchangé.%%%
Parallèlement à ce double phénomène assis sur la création d’une case spécifique dédiée à la fiction française, quelques séries innovantes ont été proposées sur d’autres chaînes, avec plus ou moins de succès : on peut citer ''Police District'', d’Olivier Marchal, sur M6, en 2000 ; ''Âge sensible'' en 2001 sur France 2 (diffusée en ''daytime'' alors que sa qualité aurait pu lui ouvrir les portes du ''primetime'') ; ''À Cran'' en 2003 sur France 2…%%%
C’est à partir de 2005, cependant, qu’un réel mouvement semble se produire : France 2 produit ''Clara Sheller'', qui va être à la fois un succès d’estime et un succès d’audience. En 2006, le service public propose ''L’État de Grâce'', série attendue, bien que fort décevante, et ''David Nolande'' qui connaît la même réussite que ''Clara Sheller.'' La même année, mais en ''daytime'', France 2 produit ''Préjudices'', série de 26’ non comique librement inspirée de la série américaine ''Law and Order''. En 2007, c’est ''Greco'', dans la fameuse case « Une série, deux polars », qui fait l’événement.%%%
Dans les mêmes temps, TF1 passe enfin au 52’, avec, en 2006, ''R.I.S. Police Scientifique'' (adaptation d’un format italien, lui-même fortement inspiré des ''Experts'') et ''Section de recherches'' puis, en 2007, ''Paris Enquêtes Criminelles'' (adaptation de la franchise ''Law and Order''). Cependant, le format 90’ n’est pas abandonné et les séries familiales de la chaîne continuent, éventuellement grâce à des ''spin offs'' de séries à succès dont la distribution a changé : ''Commissaire Cordier'', issue des ''Cordier, Juge et flic'' en 2005, et ''Brigade Navarro'', issue de ''Navarro'', en 2007.%%%
Pendant ce temps, sur Canal +, les choses ont évolué d’une manière similaire, bien que cela se soit fait peut-être un peu plus tôt, mais surtout bien plus massivement : il y a d’abord eu des séries courtes à sketches ou des ''sitcoms'', comme ''Message à caractère informatif'' en 1998, ''Mes Pires Potes'' en 2000, ''La Famille Guérin'' et ''La France d’en Face'' en 2002, ''Kelif & Deutsch à la Recherche d'un Emploi'' et ''Samedi soir en Direct'' en 2003, ''Tubulences'' en 2006. Puis ce fut le tour des ''dramas'' : ''Engrenages'' en décembre 2005, ''Le Bureau'' en mai 2006, ''Mafiosa'' en décembre 2006, ''Confidences'' en mars 2007, ''Reporters'' en mai 2007 et ''Sécurité intérieure'' en septembre 2007, des séries qui tentent d’ouvrir une nouvelle voie pour la fiction française. On remarquera que, s’il a fallu entre cinq et dix ans aux chaînes concurrentes de Canal + pour réagir aux innovations que proposait la chaîne cryptée concernant la programmation de séries étrangères, la réaction a été bien plus rapide pour les fictions françaises.%%%
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Ce double mouvement a permis à ces chaînes de développer dans l’imaginaire du public une image spécifique qui est devenue le substrat sur lequel s’est développée une politique de communication et de marketing. On est ainsi passé de l’achat de programmes dont on a travaillé l’image pour les faire entrer dans une stratégie marketing (on achetait telle série parce qu’on la pensait adaptée au public que, par ailleurs, la chaîne tentait de capter par la présence d’autres programmes : films, divertissements, variétés, jeux…) à la définition d’une politique éditoriale et commerciale qui encadre la production de ces programmes et influe sur elle.
En étudiant précisément l’évolution des grilles de programmation des quatre chaînes françaises hertziennes leaders sur la programmation et la production de séries télévisées, on note historiquement une hausse et une réorganisation de la programmation des séries télévisées étrangères, les chaînes le faisant les unes après les autres (Canal + initie le mouvement, TF1 le clôt) et en s’inspirant pour certaines d’entre elles de modèles américains (HBO pour Canal +, NBC pour M6). Le second mouvement, celui de production de séries télévisées françaises prolongeant ce phénomène, a commencé quelques années plus tard, avec le « Samedi Comédie » de Canal +. Les autres chaînes ont ensuite suivi plus ou moins rapidement, certaines s’inspirant là encore de modèles américains.
Plus que d’autres types de programmes, les séries télévisées, du fait de la fidélisation du public et de la forme narrative elle-même qui est plus propice à l’identification et à l’implication émotionnelle (au jeu sur le pathos, autrement dit), jouent un rôle tout à fait particulier dans cette construction éthique (au sens rhétorique du terme) et ont un statut à part dans l’énonciation éditoriale d’une chaîne. C’est dans cette conjonction entre marketing, politique d’achat et de production, politique éditoriale et rhétorique de la réception que s’inscrivent les séries télévisées et qu’elles prennent tout leur poids stratégique.%%%
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(5) Cette synthèse de la programmation d’''Aux frontières du réel'' a été établie à partir de la base de données de l’Inathèque de France (www.inatheque.ina.fr), de la base de données Annuséries (www.a-suivre.org/annuseries) et du livre de Francis VALERY (1995). ''Aux frontières du réel. Une mythologie moderne : vol. 1 La chute des anges''. Pézilla-la-Rivière : DLM Éditions (Le Guide du téléfan). 124 pages.%%%