Jeudi 17 mars 2005 paraissent
Les Miroirs obscurs de Martin Winckler. Nous publions en avant-première l'introduction du livre.
Un texte de Martin Winckler
Imagination et engagement
Les Miroirs de la vie [1] était le premier volet d'un triptyque. Après avoir brossé une histoire des séries américaines, délimité les principaux « genres » auxquels on pouvait rattacher les séries dramatiques et décrit les plus intéressantes de ces vingt dernières années, il m'a semblé indispensable de continuer l'aventure en parlant de séries alors encore en chantier, ou qui venaient de débuter. Les années ont passé, et le nombre des oeuvres méritant une analyse détaillée n'a fait, bien évidemment, que grandir.
A mesure que
Les Miroirs de la vie rencontrait son public, je rencontrais, de mon côté, d'autres amateurs. En août 2002, le premier colloque consacré aux séries télévisées s'est tenu dans le prestigieux centre de conférences de Cerisy-la-Salle, avec et grâce à Anne Roche, alors professeur de littérature à la faculté d'Aix-en-Provence.
À l'issue des huit jours de communications, de projections et de discussion - autant dire de pur bonheur - passés à Cerisy, et pendant lesquels nous avions pu constater que les plumes désireuses de se mesurer au genre ne manquaient pas, il m'est apparu que le second et le troisième volet des Miroirs ne pourrait qu'être un ouvrage collectif.
Je voulais rendre hommage à deux séries majeures que je n'avais fait qu'effleurer (
Buffy contre les vampires, The X-Files) et plusieurs intervenants de Cerisy connaissaient ces oeuvres-là sur le bout des doigts. Je voulais consacrer un chapitre de ce second volume à des séries que j'avais déjà traitées (
Twin Peaks) mais sans me répéter, aborder des séries que je ne connaissais pas du tout (
Babylon 5, Angel), d'autres que je connaissais mal (
24 heures chrono, Smallville), d'autres encore que je pensais ne pas apprécier à leur juste valeur (
The Sopranos, Alias)... sans parler de séries méconnues que j'avais envie de faire redécouvrir (
Cop Rock, Profit, Leaving LA, Now and Again), de toutes celles qui venaient de faire leur apparition (
CSI, Law&Order : Criminal Intent), et de celles qui ne manqueraient pas d'apparaître.
Il était évident qu'à moi seul, je ne suffirais pas à la tâche. Confier à d'autres le soin de parler de
The X-Files, de
CSI ou de
Smallville n'était pas, cependant, dicté par le désir d'être exhaustif. Les analyses présentées dans ce second ouvrage devaient être représentatives non seulement de la variété des productions, mais aussi de la variété de leurs spectateurs. La richesse d'un genre se mesure à l'étendue de son public.
Les auteurs de ce livre sont aussi différents que possible : tous sont de grands connaisseurs des séries télévisées, d'abord par goût personnel, et aussi parfois par leur activité professionnelle - nombre d'entre eux sont enseignants et/ou collaborent régulièrement à des magazines ou à des sites consacrés aux séries. Plusieurs autres travaillent dans l'audio-visuel. Quelques-uns seulement sont des écrivains déjà publiés. Leur point commun : un intérêt profond pour le genre, un attachement réel pour une ou plusieurs oeuvres.
Ces oeuvres, ils les ont dévorées comme un lecteur dévore les romans, un cinéphile les films. Ce sont, au sens premier du mot, des amateurs et leur amour pour les téléfictions leur permet d'en parler comme peu d'entre nous sauraient le faire. Pour beaucoup de ces amateurs, le texte présenté ici est le premier qu'ils publient en volume. Mais, comme vous pourrez le constater, chaque texte est le reflet fidèle de la série dont il traite, et de l'intérêt que l'auteur lui porte - ce qui lui donne une valeur inestimable.
Les séries dont il est question ici présentent le plus souvent une vision très critique, très sombre de la société américaine, et démentent la « superficialité » que les « intellectuels » français reprochent habituellement à sa télévision. Certaines séries sont l'œuvre de cinéastes réputés (David Lynch pour
Twin Peaks, Jon Avnet pour
Boomtown) ; d'autres ont été écrites et produites par des scénaristes de talent reconnu (Alan Ball pour
Six Feet Under, David Chase pour
Les Soprano, Joss Whedon pour
Buffy et
Angel) ; d'autres encore font depuis quelques années la une des magazines (
24, Alias, Smallville).
Toutes ont, indéniablement, de grandes qualités artistiques, mais restent souvent méconnues, mésestimées - ou portées aux nues pour des raisons qui n'ont pas grand-chose à voir avec leurs qualités réelles. Il apparaîtra rapidement au lecteur que ce livre, comme le précédent, montre à quel point les fictions télévisées constituent un miroir de la société américaine et de ce qui la fait bouger, intimement, intérieurement - tout particulièrement depuis le 11 septembre 2001.
À l'heure où le monde est en proie à de nombreux conflits, ouverts ou larvés, les séries sont, plus que jamais, par leur gravité et leur sombre description - directe ou métaphorique - de la réalité, les « miroirs obscurs » de la société américaine.
On l'aura compris, le livre que nous vous proposons aujourd'hui n'est en rien une suite de dithyrambes myopes signés par des « fans » fascinés par leur feuilleton favori. Sombres et graves, les séries de ce début de XXIe siècle le sont indubitablement. Pour autant, elles savent faire preuve d'un humour solide, et d'une grande capacité à résister et à se battre.
À des qualités artistiques indéniables, celles dont il sera question dans ces pages allient presque toutes un engagement idéologique, social et politique clairement assumé - et précisément décrit par ceux qui les présentent ici.
Les auteurs ont par ailleurs tenu à éclairer le public sur la manière dont les fictions étrangères sont traitées en France, tout particulièrement par les plus grandes chaînes : coupes autoritaires dans les épisodes, diffusion dans un ordre incohérent, dialogues sabotés ou dénaturés par le doublage - les exemples ne manquent pas ; au fil des pages seront précisément décrites nombre de manoeuvres exercées par les chaînes françaises pour modifier le sens profond d'oeuvres qui sont autant de regards critiques, contestataires, face aux pouvoirs établis.
Que le discours soit direct (
The West Wing, Les Soprano), poétique (
Dead Like Me, Carnivàle) ou symbolique (
Oz, Buffy encore), les plus grandes séries ont toujours une dimension politique, et tout ce qui vise à réfuter ou atténuer cette dimension-là est une censure insupportable. Une télévision qui ampute ou censure les fictions, oeuvres de création, ou cherche à minimiser leur portée symbolique est une télévision qui méprise ses télespectateurs. Tôt ou tard, les spectateurs - qui sont aussi des citoyens - finiront par s'en rendre compte : ces textes sont, entre autres, écrits pour ça.
Dans "Normal Again", un des plus beaux épisodes de
Buffy the Vampire Slayer/Buffy contre les Vampires, l'héroïne se retrouve tiraillée entre deux mondes : le premier est celui de la série, où en héroïne épique, elle lutte contre des monstres de toute nature ; le second ressemble au monde réel, au monde qui est le nôtre : là, ses parents n'ont pas divorcé, et elle est internée dans un asile psychiatrique dont les médecins remettent en cause l'existence de tout ce qui, depuis six ans, la fait vivre - les monstres qu'elle combat, mais aussi ses amis et ses proches.
Sommée de choisir entre les deux, l'héroïne doit, comme le spectateur, choisir de rester dans son univers imaginaire et fantasmagorique où les combats sont rudes mais où le bien triomphe (parfois) du mal... ou de retourner vers un monde « réaliste », aseptisé et sinistre, où le lot quotidien est une lutte constante contre l'enfermement et l'aliénation. Buffy choisit finalement de vivre et de combattre là où, même si les causes sont désespérées, imagination et engagement vont de pair.
Les auteurs de ce livre ont fait le même choix qu'elle.
Tourmens, le 7 décembre 2004
[1] Le Passage, 2001
Nous vous rappelons qu'une séance exceptionnelle de dédicace aura lieu au Salon du Livre de Paris, sur le stand d'Au Diable Vauvert (stand F140) le 19 mars, de 17 heures à 19 heures : outre Martin Winckler, seront présents Diane Arnaud, Séverine Barthes, Eric Bouche, Alain Carrazé, Denys Corel, Guillaume Dessaix, Brice Ferré, Antoine de Froberville, Hélène Frohard-Dourlent, Louise Kelso, Sébastien Lafond, Christian Lehmann (sous réserve), Laure Mistral, Ronan Toulet, Jérôme Tournadre, Mélanie Zaffran.
Présentation des Miroirs Obscurs sur AnnuSéries
Publication autorisée par Martin Winckler et Au Diable Vauvert