A 73 ans, oeil mi-clos et lippe malicieuse, Philippe Bouvard promène sa carcasse ronde dans les couloirs de la rédaction de France Soir. En ce dimanche, veille du lancement de la nouvelle formule du quotidien, les journalistes, chefs de service et rédacteurs en chef s'affairent, le nez sur leurs écrans d'ordinateur, le téléphone collé à l'oreille. Bouvard, lui, serre des mains, plaisante avec un vieil ami, propose quelques idées à la responsable du service télé, répond aux journalistes de M6 venus à Aubervilliers, au siège du journal, filmer le travail d'une rédaction qui joue là, sans doute, sa dernière carte.
Une idée de Bouvard. France Soir mise gros sur cette nouvelle formule, baptisée France Soir +, dont le premier numéro sort ce matin. Il y a encore quelques mois, son actionnaire principal, le groupe de presse italien Poligrafici Editoriale, songeait à fermer le journal. Trop de pertes (près de 60 millions d'euros en deux ans), trop de conflits (avec le Syndicat du livre et la rédaction), trop de soucis (les ventes ont continué à baisser malgré trois directeurs de la rédaction et plusieurs tentatives de relance).
Et puis, cet été, au cours d'un dîner, Bouvard, qui signe depuis vingt-cinq ans un billet dans France Soir, glisse à l'oreille d'Andrea Riffeser, patron de Poligrafici Editoriale, qu'il reste quelque chose à essayer : un «journal du téléspectateur». Une idée qui lui trotte dans la tête depuis longtemps, mais qu'il n'a jamais eu l'occasion de mettre en pratique. Riffeser «un homme qui aime vraiment la presse papier», selon Bouvard se laisse convaincre. Il donne même son accord à un business plan de trois ans.
Entre-temps, le projet est soumis à des publicitaires et des panels de lecteurs. Il en ressort transformé. On ne parle plus d'un «journal du téléspectateur», mais d'un «journal de la télé». Un journal à deux entrées : la première page, restylée, est consacrée à l'actualité générale. La dernière fait office de «une» pour dix pages de programmes télé, de critiques télé (avec des notes sur 20), de reportages télé, d'interviews d'animateurs télé, de potins télé.
Le bouclage est retardé à 22 h 30 afin que, chaque matin, le lecteur de France Soir puisse lire un commentaire sur les émissions de la veille au soir. Dans un recoin, au détour d'un couloir, un «mur d'images» a été inauguré. Un journaliste veille devant cet empilement de téléviseurs. Il peut à tout moment capturer une image intéressante, cocasse ou insolite. Des images qui sont ensuite reproduites et commentées dans le journal à la manière du fameux Zapping de Canal +. «Les hebdos télé traitent l'actualité à leur façon, avec des réflexes de magazine, fait remarquer Bouvard, qui a été bombardé «directeur général» du journal à titre honorifique. Nous, nous allons traiter l'actu télé à chaud.»
«Offensifs.» Et l'information générale, hors télé ? «On va la hiérarchiser différemment et adopter des modes de traitement plus offensifs», assure le directeur de la rédaction, Jean-Luc Leray, venu du Parisien après un détour par la Dépêche du Midi. «On dit qu'en France les gens ne lisent plus les quotidiens. Je suis persuadé que c'est aussi parce qu'ils ne trouvent pas dans les kiosques ce dont ils ont envie. On va essayer de le leur donner.»
La maquette a été modernisée. Les premières pages sont consacrées à «l'événement» du jour, avec une priorité accordée aux informations exclusives de la rédaction. Suivront une page «Zoom», un coup de projecteur sur «L'homme du jour», «Le fait (ou le méfait) du jour», le dessin du jour et le billet de Bouvard du jour (toute ressemblance avec les défuntes pages «Zoom» de Libération est purement fortuite, assure-t-on).
Autre innovation : une page «décryptage» censée répondre simplement et rapidement («pourquoi ? comment ?») à quatre questions d'actualité. Une double page centrale accueillera de grandes signatures (celle de Max Gallo aujourd'hui), le courrier des lecteurs et la réponse à la question d'un lecteur. Enfin, des infos seront traitées sur un ton décalé dans une double page «Echos de France» et «Echos du monde».
Le directeur de la publication, Giovanni Serafini, croit très fort en son projet, mais se veut prudent. «On ne s'attend pas à des résultats spectaculaires tout de suite. Il y a sûrement des améliorations à faire, mais nous les ferons en marchant. Avec une petite équipe, c'est vrai. Mais, vous savez, rien ne remplace les idées, la volonté et l'enthousiasme.»
Effectifs inchangés. La rédaction s'inquiète tout de même. Va-t-elle réussir à sortir ce nouveau journal alors qu'elle ne compte plus que 65 journalistes, pigistes permanents compris (selon un chiffre de la direction) ? D'aucuns en doutent. Mais la préparation de la nouvelle formule s'est passée sans trop de heurts. Quelques recrutements (en CDD) ont contribué à apaiser l'atmosphère. Les transferts vers le service télé, qu'il a fallu étoffer, n'ont pas provoqué d'embrasement comme France Soir en a connu si souvent. Le projet Bouvard, à défaut d'avoir convaincu tout le monde, semble avoir rendu aux journalistes quelques raisons d'espérer.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=90878
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http://actu.dna.fr/030220175646.86u1gotc.html
http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3234--292209-,00.html

