Je parle de "stratégie" et de "piège", parce que je ne peux pas croire que l’épisode de dimanche dernier, l’avant-dernier de The Newsroom, qui a déclenché la colère de nombreux observateurs de la télé américaine depuis sa diffusion à cause de son sexisme et sa bêtise, soit un accident, que, subitement, après quatre épisodes plutôt réussis, tous les travers sorkiniens aient été réunis par hasard le temps d’un épisode entier.
Examinons les faits de la façon la plus objective possible… par le prisme unique de ma perception des choses.
Quand The Newsroom revient il y a de cela un mois, c’est une série mal-aimée.
Sa deuxième saison a reçu un accueil un peu plus favorable que la première mais sa conclusion bâclée a effacé dans les esprits les quelques progrès réalisés.
Subsistent comme caractéristiques marquantes de la série les gros défauts de ses dix premiers épisodes : une écriture paresseuse de personnages féminins transparents (à la limite de la débilité), incapables de mener de front leur travail, leur vie sentimentale et l’évolution des nouvelles technologies, une célébration permanente de la supériorité intellectuelle des riches hommes blancs sortis des universités de l’Ivy League, un mélange fiction/réalité mal maîtrisé qui conduisait la série à donner à chaque épisode des leçons condescendantes de journalisme, une incapacité à faire vivre le moindre moment de comédie romantique et une charge permanente contre les méfaits d’Internet.
Ça fait beaucoup pour une seule série, mais bon, rappelons nous que le personnage féminin principal, une journaliste de renom, ne sait pas envoyer d’e-mails (1.02- News Night 2.0), pense que Don Quichotte a été écrit par un Français (1.04- I’ll Try to Fix You) et a de grosses difficultés en calcul mental (1.05- Amen) [1].
Dans les interviews qu’il a données pendant cette première saison, Aaron Sorkin a expliqué qu’il respectait l’avis négatif des critiques sur les personnages féminins mais que pour lui "ceux-là étaient sur le même pied d’égalité que leurs homologues masculins". Il n’est pas indiqué dans les transcriptions des entretiens s’il a réussi à garder son sérieux après cette phrase.
Vu le traitement de Maggie, la jeune journaliste "blonde" qui confond la Géorgie le pays et la Géorgie l’Etat Américain (1.06 - Bullies), lors de son reportage en Afrique en saison 2, on n’était pas vraiment en droit d’espérer des miracles concernant l’évolution de l’écriture des femmes dans The Newsroom pour la nouvelle saison.
Et pourtant, si Aaron Sorkin ne semble pas vouloir lâcher prise sur les conséquences terriblement néfastes d’Internet sur le journalisme et les valeurs morales du monde entier, il paraît néanmoins faire un effort considérable sur le reste. Comme s’il avait été capable de prendre du recul, de percevoir certaines faiblesses de son écriture et avait corrigé le tir.
J’estimais qu’il s’agissait de la part d’un scénariste que je percevais excessivement sûr de lui, à la limite de l’arrogance, d’une formidable leçon de créativité, j’étais heureux qu’il ait été capable de mettre son ego froissé de côté pour le bien de sa série. C’est entre autre ce qui m’a poussé à choisir ce début de saison pour mon moment du mois de novembre.
Je prends conscience de mon erreur d’optimisme dimanche dernier quand je découvre que 3.05 - Oh Shenandoah est un épisode où le point de vue de toutes les intrigues en cours se modifie et se focalise exclusivement sur les hommes de la série.

Cette dernière saison est traversée par deux intrigues fictionnelles majeures. La première s’intéresse aux conséquences juridiques pour les journalistes de ne pas révéler le nom de leurs sources : si les décisions de Will McAvoy et Neal Sampat sont au cœur de l’intrigue, la narration est menée par l’action de femmes (la source, l’enquêtrice du FBI, l’avocate de la chaîne…). On sent une attention particulière à ne pas en faire une histoire d’hommes.
Jusqu’à ce que cet épisode nous montre qu’il s’agissait en fait d’un prétexte pour Will dans une cellule pendant un épisode entière et d’explorer sa relation conflictuelle avec son papa alcoolique dont il n’a jamais obtenu la reconnaissance.
L’autre grande intrigue de la saison concerne l’avenir financier d’ACN, la chaîne pour laquelle travaillent tous nos "amis" de The Newsroom. Elle repose comme la précédente sur un équilibre sexué des personnages et offre de très bons moments à Olivia Munn, Jane Fonda et Kat Dennings.
Jusqu’à, une nouvelle fois, que cet épisode révèle que le véritable objectif de cette histoire "collective" n’avait qu’un seul objectif : préparer la mort l’autre véritable personnage central de la série, celui de Sam Waterston, la sagesse, l’éthique et la responsabilité faites homme.
Avec ces deux seuls éléments, j’aurais pu me mettre la tête dans le sable et convenir qu’il n’était tout de même pas aussi anormal que cela qu’un personnage principal meurt dans l’avant-dernier épisode d’une série (et qu’il n’était pas complètement incohérent que ce soit le plus âgé) et que s’attarder sur la psyché de son personnage principal à ce moment-là de la série n’était pas incongru.
Mais Aaron Sorkin était bien disposé à ce que tout le monde perçoive son majeur bien levé dans l’écran de sa télé.
Il y a tout d’abord le sort de cette pauvre Maggie, qu’on était heureux de voir se muer en une professionnelle compétente et plus une femme qui se contentait d’exister dans le regard d’un homme. Le fait est que cette transformation n’était pas du tout au service du personnage, elle permet de faire de Maggie un objet de convoitise légitime pour Jim Harper, le McAvoy Junior, qui se décide enfin (!) à exprimer ses sentiments. La fin de cette (catastrophique) romance n’est heureuse que parce que Jim est heureux et que c’est lui qui décide de prendre ce qui lui est dû depuis le début de la série. Il n’y en effet aucune réaction de la part de Maggie qui lui tombe dans les bras de façon toute "naturelle".
Et puis surtout, Aaron Sorkin nous offre "Don Keefer et la femme violée".
En voici un petit résumé.
Don, le quatrième homme blanc au cœur de l’épisode, se voit chargé d’organiser un débat en plateau entre une jeune femme, qui raconte (ce verbe a son importance) qu’elle a été violée lors d’une soirée étudiante et l’un de ses agresseurs supposés. Comme le système judiciaire n’aurait pas donné suite à son affaire, elle a décidé d’ouvrir un site web où les femmes, qui comme elle ne sont pas officiellement reconnue comme victime de viol, peuvent écrire leur témoignage et inscrire en ligne le nom de leur(s) agresseur(s).
Don n’est pas convaincu de l’intérêt journalistique de ce débat et décide de discuter avec la jeune fille. Au cours de cet entretien, on l’entend dire qu’il aimerait beaucoup la croire, qu’elle est très convaincante, mais qu’il n’a pas d’autre choix que d’être du côté de l’homme qu’elle accuse, parce qu’il n’a pas été condamné officiellement. Il ajoute que son site est de plus très problématique car on ne peut être à l’abri d’une fausse dénonciation qui ruinerait les chances d’un jeune homme d’entrer dans une bonne université ou de faire une grande carrière sportive.
Alors que Sorkin a construit ses séries sur l’expression très claire de ses opinions, cette intrigue se conclut sans que rien ne soit tranché [2] et laisse supposer que les deux points de vue (celui de la jeune femme et celui de Don) se valent.
Le scénariste capable de déverser des tombereaux de mépris sur les gens qui utilisent Twitter, sur les éditorialistes de tabloïd et sur les jeunes femmes patriotes déciderait que, en revanche, en ce qui concerne les nombreux violeurs qui ne sont pas poursuivis par la justice, il faudrait être beaucoup plus mesuré ?
Il n’y a plus aucun doute, cet épisode et sûrement la saison ont été envisagés comme un gigantesque doigt d’honneur d’Aaron Sorkin envers ceux qui ont osé émettre des réserves sur le génie de sa pensée.
C’est pas très classe, mais je reconnais que le piège est habilement construit.
Sorkin s’en délecte encore et lundi s’est amusé à déclarer : "C’était le premier épisode de The Newsroom que je considère comme vraiment réussi." ("It was the first episode of The Newsroom I thought was really good.").
Sacré Aaron.
[1] Oui, c’est utile un forum de discussion sur un site de séries !
[2] Il y a tout de même une conclusion, Don décide de façon unilatérale, pour le bien de la jeune femme, que le débat n’aura pas lieu !