En 1975, les comédies sophistiquées du début de la décennie, celles qui ont révolutionné la représentation de la société à la télévision, sont toujours à l’antenne, toujours de gros succès (All In The Family reste en tête des audiences pour la cinquième année consécutive) et ont essaimé de nombreux spin-offs, comme Rhoda, et séries associées (mêmes créateurs, esprit similaire).
Pourtant, le paysage comique télévisuel amorce une nouvelle mutation.
Une nouvelle génération de sitcoms se développe, essentiellement sur ABC, qui s’éloigne des préoccupations adultes et parfois sérieuses de leurs aînées. Elle cible une population plus jeune (à laquelle se sont attachés les annonceurs publicitaires depuis quelques années) avec un humour potache et un fond beaucoup plus léger. C’est la grande période de Happy Days et de ses spin-offs, comme Mork et Mindy et Laverne et Shirley.
Leur ton inoffensif s’accorde bien avec une période le conservatisme ambiant qui gagne du terrain. Depuis que la FCC a obtenu des pouvoirs de censure en 1973 quand elle s’est vue autoriser à distribuer des amendes aux diffuseurs qui mettraient à l’antenne des contenus qu’elle jugerait indécents, le nombre de plaintes de téléspectateurs n’a fait que croître d’une façon telle que les networks ont commencé à s’en inquiéter.
En 1974, la diffusion sur NBC d’un téléfilm Born Innocent montrant le viol d’une jeune fille dans une prison pour femmes a porté le débat sur l’influence de la violence et du sexe à la télévision jusqu’au congrès américain.
Durement mis en cause, les networks, mené par le président de CBS lui-même, soumettent début 1975 à la FCC l’idée de "protéger" la première heure de la soirée (de 8h00 à 9h00) de tout contenus problématiques. [1]
La Family Viewing Hour en prime-time est rapidement validée et mise en application à la rentrée 1975 au grand dam des producteurs de séries adultes. Norman Lear mènera une grande bataille juridique jusque devant la cour suprême pour faire invalider son principe. Il aura gain de cause, mais alors même que cette réglementation fut abrogée à la rentrée 1977, elle a été complètement dans les esprits, et encore de nos jours, par des exécutifs des networks, le public et même les critiques [2]
— Sue Ann : How many things can you with an egg ? Especially during the Family Hour ?
Mary Tyler Moore Show - 6.02 - Mary Moves Out (20/09/1975)— Jonathan : Why don’t we play scrabble until Family Hour is over ?
Phyllis - 1.03 - Up For Grabs (22/09/1975)
Rhoda fut en 1974-1975, lors de sa première saison, un gigantesque hit, faisant quasiment jeu égal le mardi avec le football de ABC et affichant un nombre de téléspectateurs supérieur au Mary Tyler Moore Show.
Alors qu’elle était diffusée à 21h00, CBS décide de la déplacer à 20h00 pour sa deuxième saison (juste avant Phyllis, le nouveau spin-off du Mary Tyler Moore Show) en prenant le risque de l’aseptiser et de la dénaturer pour la faire correspondre aux critères de bienséance de la Family Viewing Hour.
L’une des grandes forces de la série était d’avoir fait de la sexualité un élément majeur des relations de couple, particulièrement de la relation conjugale entre Rhoda et Joe. Le nouveau contexte réglementaire ne change en rien cette donne, probablement parce qu’elle avait été développée en première saison à travers le sous-entendu plutôt que l’explicite.
Les allusions aux rapports physiques entre les époux se poursuivent ainsi dès le season premiere (dans lequel on comprend qu’en rentrant de leur soirée, Rhoda et Joe ont l’intention de coucher ensemble), tout au long de la saison (2.22 - Let’s Call It Love les voit, contrariés d’avoir trop peu de temps ensemble, sécher leur travail et passer leurs journées au lit) et concernent tous les couples de la série, Ida et Martin, en premier lieu.
(On peut tout de même constater que la seule fois où l’on voit Rhoda et Joe dans leur lit, ils y sont, contrairement en saison 1, habillés (2.15 - If You Don’t Tell Her, I Will). Mais les scénaristes parviennent à jouer avec cette étrangeté et contournent avec habilité la censure dans un épisode qui se termine sur le couple heureux de retrouver son intimité pour faire une sieste.)
Les célibataires ne sont pas en reste de ce côté-là avec Brenda et surtout Myrna, collègue et amie de Rhoda, qui continue de rattraper le temps perdu (elle était une prof d’anglais timide et réservée en début de saison 1) et d’explorer ce que la gente masculine new-yorkaise à offrir (2.07 - With Friends Like These - 2.10 - The Myrna Story [3]).

Cette liberté de ton, qui paraissait à première vue la caractéristique de la série la plus en péril avec son changement d’horaire et cette hsitoire de Family Hour, se révèle être ce qui assure la continuité entre deux saisons construites très différemment.
La première est une comédie romantique feuilletonnante construit autour d’un personnage pivot, la seconde, une comédie familiale centrée sur quatre personnages, un couple de parents (Ida et Martin) et leurs deux fillles (Rhoda, la mariée et Brenda, la célibataire).
Rhoda termine en effet la première saison au top de sa forme physique, professionnelle et personnelle : elle est une femme moderne et équilibrée dans une relation conjugale épanouissante.
A moins de déstabiliser cette évolution, les situations humoristiques ne peuvent plus venir d’elle à chaque épisode. On comprend alors pourquoi les intrigues concernant Brenda, sa soeur, plus jeune et plus complexée, et ses parents, dans une relation de couple plus traditionnelle, alimentent la majorité de la saison. Elles permettent à Rhoda de poursuivre l’exploration de l’évolution de la place des femmes à travers les aspirations (et les déconvenues) de Brenda et à travers le décalage du fonctionnement de Ida et Martin par rapport à leur époque, et surtout de maintenir un haut niveau de drôlerie.
Bien que son personnage soit souvent relégué à un rôle de conseiller un peu passif, l’énergie et le talent comique Valerie Harper lui permettent de rester au premier plan. Les quelques épisodes qui se concentrent sur ses insécurités émotionnelles (et physiques) lui offre des occasions de briller. Sa performance où elle joue seule la rencontre imaginaire entre Joe et une jeune divorcée diplômée en histoire de l’art touche au génie (2.13 - A Night With The Girls).
Joe est celui qui pâtit le plus de cette nouvelle configuration. Son temps d’antenne doit être similaire à celui des répliques de Carlton. Son statut de "straight man", essentiel en saison 1, n’a plus vraiment d’utilité une fois qu’il est établi que Rhoda est le "straight character" de la série. Deux fois dans la dernière partie de la saison (2.17 - Attack On Mister Right - 2.24 - Don’t Give Up the Office), les scénaristes ont essayé de lui donner un matériel de comédie, mais il faut bien constater que David Groh est loin d’avoir l’étoffe comique de ses partenaires.
Ce bémol ne réduit en rien la réussite de cette saison.
Et je dois bien avouer qu’à ce stade, je préfère Rhoda au Mary Tyler Moore Show.
Une soeur, une femme mariée, des parents, un doorman, des amis, des collègues… Et un mari…
Ecrits par des femmes. Et quelques hommes.
Contrairement à la première, la totalité des épisodes de cette saison ont été édités dans leur version intégrale d’origine en DVD.
— 2.01 - Kiss Your Epaulettes Goodbye (Michael Leeson)
Rhoda fait renvoyer Carlton.
Un épisode sympathique où les trois personnages principaux sont Rhoda, Brenda et la mère de Carlton et où l’on retrouve des personnages secondaires de la saison précédentes (Lenny et Nick Lobo, deux prétendants de Brenda).
— 2.02 - Rhoda Meets The Ex-Wife (Charlotte Brown)
Rhoda (et Ida) rencontrent Joan Van Ark, l’ex-femme de Joe.
La rencontre entre Rhoda et l’ex-femme n’aboutit aux étincelles espérées ou à la moindre surprise.
L’épisode reste amusant grâce à Ida.
— 2.03 - Ida’s Doctor (Coleman Mitchell & Geoffrey Neigher)
Ida est sur le point d’avoir une aventure avec son médecin.
Un Nancy Walker Show.
Formidable blague sur le soutien gorge de Brenda (qu’elle ne porte pas) dans un épisode rempli d’d’allusions sexuelles.
— Rhoda : Do you know what "consumated" means ?
— Ida : How long can a man go without a woman ? Specially after knowing me.
— 2.04 - Mucho Macho (Coleman Mitchell & Geoffrey Neigher)
Rhoda ne supporte pas que Joe se batte avec un homme qui l’avait accostée.
Une réussite.
L’épisode, qui met en scène la première grosse dispute entre Rhoda et Joe, se focalise sur le féminisme de Rhoda, qui tente d’expliquer à son mari qu’elle n’est pas une "demoiselle en détresse".
Et qui tacle au passage racisme ordinaire d’un client de Joe ("You folks have a great sense of humor")
— 2.05 - The Party (Charlotte Brown)
Une soirée avec les amis et collègues des Gerard se transforme en psychothérapie de groupe.
L’un des meilleurs épisodes de Rhoda qui fonctionne grâce à l’univers de personnages que la série a méticuleusement introduits depuis le début.
Psychanalyse et féminisme, parfait.
— 2.06 - Brenda’s Unemployement (Pamela Herbert Chais)
Brenda désespère de ne pas trouver un travail.
Le rapprochement Brenda-Carlton est assez drôle, et compense le fait peu surprenant que Rhoda prend conscience qu’elle se comporte comme sa mère.
— 2.07 - With Friends Like These (Sue Grafton)
Rhoda et Brenda découvrent qu’il n’est pas facile de travailler avec des amies.
Episode sympathique, qui fait des merveilles pour contourner les exigences de la Family Hour.
— Myrna : "I don’t sleep well. Even when I’m home."
— 2.08 - Somebody Down There Likes Him (Pat Nardo & Gloria Banta)
Rhoda est de nouveau confrontée à ses insécurités physiques quand la co-locataire de Brenda jette son dévolu sur Joe.
Episode très chouette sur les différences physiques, les niveaux de beauté et la façon de surmonter ses complexes.
Avec une formidable réplique finale de Ida et beaucoup d’allusions sexuelles tout au long de l’épisde.
— Brenda : I will tell Aunt Rose that you told me that she’d never enjoyed you know what with you know who.
— 2.09 - Call Me Grandma (Charlotte Brown)
Brenda en a assez que sa mère lui fasse rencontrer des garçons.
Un formidable Nancy Walker Show.
— Brenda : Mel, if you’re feeling that bad, maybe the best thing would be to go to bed.
— Mel : I don’t know, this is only our first date.
— 2.10 - Myrna Story (Linda Bloodworth)
Rhoda se rend compte que Myrna a intégré le flirt comme l’une de ses techniques commerciales essentielles.
Pas très drôle mais intéressant sur l’image de la femme dans un couple et au travail.
Rhoda prête à pimenter les aventures au lit est disposée à réaliser l’un des fantasmes de Joe avant de découvrir que son grand rêve serait qu’elle se comporte comme une housewife des années 50, qu’elle lui fasse à manger, qu’elle lui apporte une bière...
— 2.11 - Love Songs Of J.Nicholas Lobo (Coleman Mitchell & Geoffrey Neigher)
Brenda fait embaucher Nick Lobo par Joe.
Le premier vrai ratage de la série, avec la mise au premier plan d’un personnage trop lourdeau pour porter un épisode.
Pas drôle.
— 2.12 - Friends And Mothers (Pat Nardo & Gloria Banta)
Ida est jalouse l’amitié nouvelle entre Rhoda et une de ses voisines du même âge qu’elle.
Rhoda rencontre une femme mariée qui a une carrière dans la publicité et évoque la difficulté de faire comprendre à Joe qu’une femme peut cumuler vie de couple et vie professionnelle.
Episode bourré de petites répliques fines, de jeux de mots et de registre de langue, de petits gags discrets qui font tout le charme de la série.
Une formidable réussite.
— 2.13 - A Night With The Girls (Charlotte Brown)
Rhoda s’inquiète de l’absence de Joe après qu’elle rentre d’une soirée avec ses amies.
Très chouette épisode qui met en scène les insécurités persistantes de Rhoda.
Une performance géniale de Valerie Harper qui décrit la rencontre qu’elle imagine entre Joe et Samantha, la jeune divorcée diplômée en Histoire de l’Art.
— 2.14 - Bump In The Night
Les deux soeurs Morgenstern trouvent refuge chez leurs parents pensant être poursuivie par un cambrioleur.
Un épisode très réussi centré entièrement sur les quatre Morgenstern et où les scénaristes trouvent à nouveau le moyen de se débarrasser de Joe.
— 2.15 - If You Don’t Tell Her, I Will (Bruce Kane)
Brenda se retrouve à vivre chez Rhoda et Joe après avoir accepté d’héberger trop d’amies.
Episode assez drôle.
— 2.16 - Rhoda’s Sellout (Coleman Mitchell & Geoffrey Neigher)
Rhoda a du mal à accepter le rejet dans le cadre de son travail.
Un épisode raté construit sur les insécurités de Rhoda dans son travail et son couple qui ne parvient pas à exploiter la richesse de son thème et/ou à l’aborder de façon amusante.
— 2.17 - Attack On Mister Right (Pat Nardo & Gloria Banta)
Rhoda apprend à Brenda l’art de se faire désirer.
Une réussite.
Et peut-être le premier épisode où Joe est utilisé sans Rhoda comme ’comic relief’ (avec Brenda dans la banque)
— 2.18 - If You Want to Shoot the Rapids You Have to Get Wet (Charlotte Brown)
Le couple de Susan va mal.
Un épisode sympathique sur les relations maritales.
— 2.19 - The Return of Billy Glass (Coleman Mitchell & Geoffrey Neigher)
Marty retrouve son ancien meilleur ami et ancien prétendant d’Ida.
Un épisode touchant sur les insécurités en amour.
— 2.20 - A Federal Case (Pat Nardo & Gloria Banta)
Brenda tombe amoureuse d’un agent du F.B.I.
Un épisode sympathique entièrement centré sur la vie sentimentale de Brenda.
— 2.21 - The Marty Morgan Story (Charlotte Brown)
Ida suspecte Marty d’avoir une aventure.
Une chanson d’amour de plus d’une minute 30 à la fin de l’épisode (de Marty au piano pour Ida) à vous déchirer le coeur de bonheur, suivie de Ida qui chante comme une star pour terminer l’épisode.
Cinq minutes parfaites pour l’une des plus grandes réussites de la saison.
— 2.22 - Let’s Call it Love (Coleman Mitchell & Geoffrey Neigher)
Joe est contrarié de ne pas passer assez de temps avec sa femme.
Un très chouette épisode autour de la relation maritale qu’on pouvait imaginer être au centre de la série.
Joe n’est vraiment pas drôle, mais Myrna et Justin sont hilarants dans un numéro de prêche pour faire revenir les époux Morgenstern au travail.
— 2.23 - It’s Not My Fault, Is It ? (Earl Pomerantz)
Brenda refuse une nouvelle fois la demande en mariage.
Un épisode touchant dans lequel Joe est un peu plus partie prenante que d’habitude.
— 2.24 - Don’t Give Up the Office (Bud Wiser)
Rhoda éprouve de sérieuses difficultés financières dans son affaire.
Un épisode inhabituel puisque entièrement centrée sur… Rhoda.
Qui cherche à tout prix à conserver son indépendance financière par rapport à Joe.
Pas très drôle, mais assez émouvant.
Deuxième essai de la saison d’utiliser Joe de façon comique, cette fois, c’est du comique physique. Ca ne marche pas vraiment.
— L’homme : What ever happened to feminity ?
— Rhoda : You don’t want me to answer that.
[1] The Museum Broadcast of Communication - Article sur la Family Viewing Hour
[2] En septembre 2013, à propos de Once Upon A Time in Wonderland, Mary McNamara, la critique du Los Angeles Time, évoque avec cette série la possibilité qu’a ABC de "pouvoir redéfinir la Family Hour".
[3] Il est amusant de lire cet article de journal qui regrette que la Family Hour ne parvienne pas à juguler les contenus indécents en prenant cet épisode comme exemple.