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Il était une fois l’utopie de la télévision de qualité

lundi 13 septembre 2004, par Sullivan Le Postec

En cette rentrée télévisuelle et journalistique, les propos déments tenus en mai par Patrick Le Lay dans une interview pour un document du Medef, dénichés début juillet par une journaliste de l’AFP, font finalement quelque peu parler d’eux.

« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ’business’, soyons réalistes : à la base le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est à dire de le divertir, de le détendre, pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau Humain disponible. »
(Les dirigeants face au changement, éditions du Huitième Jour)

Quelque peu parler d’eux, disais-je. Devant le déferlement médiatique qu’on se sentait un peu en droit d’attendre, la formule est pour le moins froide. Mais elle s’impose. Les seules réactions sont venues des habituels tenants du débat médiatique - et encore, même eux n’étaient pas tous au rendez-vous ! - et se sont faites en ordre dispersé. Car pour chaque Beigbeder qui s’étonne un peu que ses caricatures de fictions aient pris vie, on trouve un Jean-Louis Murat pour applaudir des deux mains la ’’franchise’’ du patron de la Une.
Est-il seulement question de franchise ici ? Verbaliser de telles idées, puis les assumer - c’est peu ou prou ce que fait Le Lay aujourd’hui, même s’il cherche à nuancer quelque peu pour atténuer l’impact de ses mots - ne la dépasse-t-elle pas de loin pour sombrer dans la plus profonde indécence ?
Surtout, ils révèlent un Le Lay tellement sûr de lui, de sa puissance, de son pouvoir, qu’il peut prendre tous les risques médiatiques, tel qu’assumer à voix-haute ce que d’autres dénoncent depuis des années dans les programmes de TF1. Non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas ce que ces propos révèlent surtout. A ce jour, leur révélation principale est qu’il a parfaitement raison.

On en revient ainsi à notre constatation initiale : le faible remous provoqué par cette prise de position au cynisme effarant. Le pouvoir politique est dans l’incapacité la plus totale de réagir. Dominique Baudis, président du CSA, déclare : « Je ne fais jamais de commentaires sur des propos tenus par des dirigeants de chaîne ». Ah bon ? Heu... Pourquoi ?!
Le Lay, une chose est sûre : la voie est libre : le CSA ne se préoccupe pas de tes bras d’honneurs, une fois que la page du cerveau du téléspectateur sera tournée, tu pourras librement enfoncer le clou et affirmer haut et fort que tu emmerdes le CSA et la charte qu’il te fait signer pour ton autorisation d’émettre : le CSA s’en tape et ne commentera pas.
Quand à notre cher Ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, il déclare : « ... ». Ah, bah, attendez, il ne déclare rien du tout le bougre. Ce n’est pas comme si c’était la première fois, cela dit, que l’homme renie ce qu’il est et ce qu’il représente à des fins carriéristes, n’est-ce pas ? Il n’y a guère à espérer d’autre de Vabres que de le voir continuer à se cracher dessus pour plaire aux architectes de son ascension politique.

Tiens, en voilà une réaction politique :
« C’est (...) la preuve que les combats menés pour défendre une certaine idée de la télévision ont été perdus. »
(Noël Mamère in Télérama 2852).

Touché !

Il n’est probablement plus utile de s’interroger sur ce que peuvent faire téléspectateurs ou politiques pour lutter contre l’idéologie extrémiste de la télévision commerciale représentée par Le Lay et sa chaîne. Rien ne sert d’affûter ses armes quand la guerre est terminée, qu’on a été vaincu et terrassé. L’heure n’est plus au combat, tout au plus à la guérilla et aux actes un peu vain de résistance.
Rétrospectivement, la guerre de la télévision s’est jouée en France de 1987 à 2001. L’ouverture des hostilités s’est faite, feutrée, avec la privatisation de TF1 et ses promesses de mieux-disant culturel. La dernière bataille s’est jouée lors de l’arrivée en 2001 des premières éditions de Loft Story et de Star Academy. La télé-réalité, abomination née du monstre incontrôlé et incontrôlable qu’était devenu la télévision commerciale arrivait en France après plusieurs années, déjà, à sévir ailleurs dans le monde. Nous avions la possibilité de lui résister. Ils nous en aura manqué la volonté.

Peut-être est-il encore trop tôt pour écrire cette histoire, mais je ne crois pas, malgré tout, qu’elle soit celle d’une victoire par K.O. Il s’agissait bien plus d’une capitulation.
La capitulation d’intellectuels qui ont validé Loft Story à coup d’analyses sociologiques hors de propos (les relire aujourd’hui prête à rire). Ils ouvraient par la même la boite de Pandore, puisqu’ils offraient sur un plateau une défense en or aux chaînes privées (rappelons ici que la télévision publique se refuse encore - pour combien de temps ? - à la real TV). Car la télé-réalité n’est pas une merde pour voyeurs qui flatte de la manière la plus vile ce qu’il y a de plus bas chez ses spectateurs. Non, Loft Story ’’étudie la nouvelle génération’’, Les Colocataires ’’s’interrogent sur ce nouveau phénomène urbain’’ du partage d’appartement. Les pires bêtises peuvent être avancées, ce n’est pas les chaînes qui les ont inventées, c’était dans Le Monde en 2001...
La capitulation du public, aussi, qui, après un round de circonspection, voire de rejet, a succombé après « l’affaire » de la piscine. On a beaucoup écrit, dit, clamé, ici, que la passivité du public choisissant d’adhérer a un concept aux bases par essence dénuées d’éthique allait ouvrir la porte à une chute sans fond. On est vraiment désolés d’avoir eu raison ! Aujourd’hui, il faut qu’il soit question de tromper son conjoint face caméra pour espérer choquer - et encore, même pas !

Il n’y a plus rien à espérer de la télévision Française. Les chaînes privées n’ont aucune raison de remettre en cause une stratégie ultra-gagnante. Le Lay évoque ainsi dans Télérama la manière dont son groupe étend sa stratégie aux chaînes du câble, regagnant ailleurs ce qui est grappillé à TF1. Il assume ainsi aussi l’inexorable périclitement qualitatif des thématiques. Les chaînes publiques aligneront peut-être encore quelques actes de résistance, mais se sont depuis longtemps couchées et, vaincues, ne peuvent plus espérer se relever.


Ainsi, les utopies qui ont accompagné l’avènement de notre société médiatique et de ’’communication’’ ont vécu. Les médias qui portaient en eux le potentiel immense d’une société ouverte sur le monde, plus éduquée, plus informée, n’ont aujourd’hui plus aucun de respect ni pour le public, ni pour eux-même. Leur seul objectif est devenu de livrer en pâture à leurs clients publicitaires des cerveaux disponibles de masses de couch potatoes...

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