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"Violences Urbaines" : La Négativité Télégénique

mercredi 9 novembre 2005, par Amrith

En cas de menace virale internationale, mieux que le Tamiflu, sachez qu’une Audi brûlée peut chasser un Poulet infecté.

"Après tout c’est notre métier, vous informer, analyser, confronter les idées, merci de nous avoir suivis."

C’est par cette petite touche d’humour involontaire clamée par une présentatrice aux dents très blanches que s’est achevée l’émission du 8 Novembre 2005 proposée en seconde partie de soirée par France 3, et logiquement consacrée aux "violences urbaines" qui agitent un certain nombre de banlieues et davantage encore de médias depuis le 29 Octobre dernier.
Il aura donc fallu quelques milliers de véhicules incendiées pour que les caméras de télévision s’intéressent de nouveau à ces zones périphériques manquant d’ordinaire de ce sex-appeal télégénique tant recherché depuis la mode de la Real Tv. Il est vrai que si un hectare harmonieux de potirons dans le Berry peut faire la une du journal de TF1, en revanche toute initiative qui pourrait paraître positive en banlieue, comme un réseau associatif plus performant que le service public ou bien une solidarité locale prononcée, s’avère complètement inapte à intéresser le téléspectateur.
Diantre, l’antre de ces métèques n’est point là pour nous signifier que tout va bien, et prenons grand soin de ne filmer les quartiers que les soirs d’émeutes afin de démontrer à nos concitoyens que le manichéisme n’est pas une notion mais une vérité factuelle - après tout c’est notre métier, vous désinformer, généraliser, confronter les personnes, merci de nous avoir suivis.

Les raisons profondes de ces brutalités tiennent en deux mots : trente années. Trente années de concentration excessive et inconsciente, de ségrégation spatiale, de non-représentativité politique totale, d’école reproduisant les inégalités initiales, de turbines économiques qui ont quitté port, de rapports conflictuels avec les organes académiques, tout ceci sous le poids plus global d’un chômage de masse qui remonte à 1974.
Mais les raisons profondes, elles aussi, ne sont pas télégéniques. Elles ne font pas d’audimat, car elles sont abstraites, ou à l’opposé, trop administratives pour entrer dans le moule désormais balisé de l’info-show où toute forme prédominera sur le fond. Ainsi, pour pimenter le script, les chaînes de télévision vont mettre en avant des causes idiosyncrasiques, anecdotiques mais surtout polémiques, sans commune mesure avec l’intensité du mouvement en vigueur.
Paradoxalement, c’est en présentant ces raisons particularistes à la population que les médias en font par conséquent des raisons légitimes et dignes d’être reprises à leur compte par ceux que l’on appelait jadis chez les puissants, sauvageons - et aujourd’hui racailles. Revient ici l’éternel débat sur la dialectique instaurée entre la télévision et la vie quotidienne : qui s’inspire de qui ? En d’autres termes, un évènement 0 peut très bien se produire pour un motif Z mais ce motif peut basculer en Y, y compris chez les auteurs de 0 eux-mêmes, après qu’un fort média ait diffusé Y comme cause majeure de l’évènement. Le média impose alors son opinion comme réalité à la réalité. C’est précisément ce à quoi les journalistes scénaristes du Paysage Audiovisuel Français se sont livrés dans une unanimité devenue canonique.

En effet, un débat technique sur trois décennies de désistement politique, brassant des dizaines de thématiques complexes - telles que la notion de citoyenneté confisquée ou de mobilisation de l’ethnicité - et nécessitant un trop d’activité neuronale de la part du téléspectateur est prohibé d’avance. Ce qu’il faut pour bien vendre sa lessive, ce sont des gimmicks forts et symboliques, traitables en trois minutes pour que chacun puisse en discuter devant la machine à café et qui possèdent un haut potentiel en matière de crêpage de chignons. Bref, il faut avant toute chose jouer la carte de l’émotion car non seulement le fait divers est l’opium du peuple, mais davantage encore le business du journaliste.
Première cause invoquée : la mort dramatique à Clichy-Sous-Bois de deux jeunes adolescents, Zyed et Bouna, dans un transformateur électrique le 27 Octobre. Ce décès a suscité d’autant plus d’indignation dans cet épicentre des violences récentes que certains témoins accusent des policiers d’en être les responsables - enquête en cours. La télévision française commet ici une erreur de jugement fondamentale en confondant de manière délibérée les causes et l’effet déclencheur. Si toute manifestation de cette ampleur nécessite une impulsion originelle, statistiquement cette dernière ne constitue quasiment jamais le motif de la manifestation. Cette simplification extrême n’a d’autre but ici que de créer une feuilleton live à péripéties macabres, un thriller morbide à suivre en plusieurs épisodes, au gré des révélations dont nous font part les scénaristes. Les deux défunts quant à eux sont utilisés sur fond de violoncelle pour déchaîner les passions lors de reportages destinés à faire serrer les poings des uns et titiller la fibre larmoyante des autres.
Seconde cause invoquée : les propos aux frontières de l’injurieux prononcés par un Ministre de l’Intérieur qui aime beaucoup trop la télévision - et elle le lui rend bien. Parler avec si peu de nuance de tout un pan de la société française comme d’une meute de rats a effectivement eu des conséquences contre-productives et beaucoup d’ex-automobilistes devraient envoyer la facture à celui que nous appelerons Nicolas. Mais là encore, ces déclarations tout à fait déplacées ne sont qu’un brasier symbolique et émotionnel dans le magma structurel, et cette cause invoquée par les médias n’a été reprise par la meute de rats à nettoyer au karcher qu’a posteriori, seulement après que le motif ait été jugé valide, légitime et rationnel, à tort ou à raison, par le journal de 20H. L’intérêt pour ce dernier étant non seulement de saisir au vol la moindre opportunité de diffuser un nouveau segment des Aventures De Nicolas Dans La République, mais surtout de nous faire réagir sur le territoire du coeur, celui qu’il n’arpente vraisemblablement jamais dans sa quête d’audimat.
Troisième cause invoquée : des fumigènes estampillés CRS faisant irruption dans la mosquée locale et ce durant la prière des croyants. Autre spin-off, roman de gare où chacun de se passionner pour le mystérieux propriétaire de la bombe - enquête en cours. Lacrymogène à plus d’un titre, cette histoire frappe en plein dans le mille en touchant au pilier historique de la laïcité, suscitant de virulentes passions chez le téléspectateur ébahi. Nicolas et son rival Dominique étant les amis du pouvoir médiatique, ce dernier ne saurait par conséquent les mettre face à leur devoir, les critiquer de quelque façon que ce soit ou bien leur extorquer des excuses. En définitive, France 2 choisit donc d’exciter l’opinion publique en lui livrant en pâture non pas l’hydre de l’autorité mais le policier lambda. Car à défaut de vilipender le gros, avec lequel nos affinités doivent perdurer, il est toujours possible de taper sur le fonctionnaire. Même efficacité marketing et risque inexistant.
Le message délivré est limpide : si des encagoulés brûlent votre vieille DS grise, c’est une réponse à des détails conjoncturels, à un choc psychologique de l’instant sur leur petit coeur, ça n’est pas plus profond que ça.

Mettons-nous quelques secondes dans la peau d’un casseur - un petit effort, pensez aux locaux de M6. D’une part, nous sommes dans un cul-de-sac en termes de représentativité nationale, puisque élites politiques et télévisuelles viennent d’un tout autre monde social, et ces violences enflammées se proposent à nous comme plus évident palliatif au déficit de l’expression. D’autre part, nous constatons que nos activités font systématiquement la une des journaux, depuis la France jusqu’aux Etats-Unis en passant par l’Italie et le Japon, bref que notre vandalisme mi-ludique mi-revendicatif - qui n’a de sens intelligible que pour les plus âgés d’entre nous - s’est diffusé au-delà de toute espérance, parvenant à créer des épidémies en province, et ce essentiellement grâce aux bulletins télévisés. Ajoutez à cela que la mise en scène de nos pratiques au 20H créé des disputes au sein du gouvernement, et que ce même 20H se charge de générer des copieurs, qui une fois filmés génèreront à leur tour des copieurs et ainsi de suite. Merde, avec un tel succès médiatique, pourquoi devrions-nous arrêter ?
Un sondage CSA en 2002 révélait que 29% des français jugeaient la télévision responsable des périodes de "violences urbaines". Ce chiffre ridicule démontre combien les journalistes ont parfaitement réussi à se déresponsabiliser de tout phénomène sociétal : perché sur sa bonne conscience comme un busard sur sa branche, arguant neutralité, liberté d’expression et se présentant comme simple observateur, le reporter à la petite semaine n’est jamais désigné du doigt. Car à qui profitent ces édifices en feu ?
Certainement pas à leurs auteurs, dont beaucoup sont mineurs et sans recul sur la portée de leurs gestes, et dont certains seront écroués. Encore moins aux quartiers paupérisés dont ils sont originaires, qui vont subir à nouveau le vindicte populaire et se soumettre à un couvre-feu rappelant entre autres la sombre page française de l’année 1961. Aucune doctrine politique n’en ressortira, puisque brûler la voiture de son voisin prolétaire est aussi productif que d’attaquer un policier faute de pouvoir choper Nicolas. Même les gouvernements ne peuvent tirer profit de ces soulèvements tant ils témoignent d’un échec institutionnel généralisé dépassant les clivages de partis. En fait, la télévision et l’info-show sont les seuls véritables profiteurs de ces violences à grande écoute, les seuls qui puissent en tirer réellement bénéfices - et ce internationalement, CNN pouvant enfin camoufler l’épineux sujet de la Nouvelle Orléan derrière celui des banlieues françaises.

Une oasis journalistique mêlant destructions de masse, émeutes terribles, macchabés sordides, scandales policiers, enquêtes internes, polémiques de partis, rappels pseudo-historiques, le tout sous l’égide de l’émotif avec des sponsors dans tous les sens, des rebondissements sans fin et des analyses d’opérette à revendre. Les émeutes nocturnes sont filmées avec un élan professionnel magistral. Les appels au calme et les initiatives citoyennes du lendemain par contre sont snobés de manière automatique, aspect peu lucratif que la banlieue pacifiste, ça manque de sel. Relançant maladroitement le faux antagonisme du Social Versus Sécuritaire et inversement, la télévision française se régale et surpasse en matraquage toutes les polices du monde entier, jusqu’à inciter 75% de la population à opter pour le couvre-feu : dans une démocratie décrite comme telle, un consensus, louable ou pas, sur un sujet aussi important ne peut exister sans l’influence du quatrième pouvoir. Entre deux interventions d’un footballeur nommé Lilian et dont l’opinion n’intéresse personne, la télévision peut également compter sur une tripotée de personnalités pour venir ajouter leur commentaire inutile dans un non-débat aux allures de mascarade organisée. Plus besoin d’acheter des fictions à l’étranger lorsque l’on peut les créer soi-même dans l’anonymat, les façonner, les commenter, et tenter de les faire durer le plus longtemps possible sans avoir à payer d’acteurs ou de pyrotechniciens. Que les voitures et les locaux des pauvres crâment, que des fonctionnaires et des civils soient blessées voire tués, que des marmots aillent visiter les geôles de l’hexagone après avoir été manipulés par les malins sectateurs du Journal Télévisé, tout cela importe peu : il faut des sacrifices sur l’autel du divertissement.
Problème, lorsque la situation devient - temporairement ? - plus calme. Souffrant irrémédiablement d’une carence en images spectaculaires, la télévision doit alors enfin abandonner son Visual Syndrôme 21/04/02 pour traiter du fond, dans l’attente secrète d’une rechute providentielle à l’audimat. Un fond mal formé bien évidemment, car réutilisant un vocabulaire politicien unanime qui réussit le double exploit de n’avoir aucun sens tout en véhiculant une idée péjorative.

Centre de tous les débats télévisuels suite à ces violences persistantes, le terme "Intégration" est revenu à la charge plus fort que jamais, signifiant tout et rien à la fois. En effet, les encagoulés dont il est question étant tous français, est-il vraiment judicieux de parler de ces individus en usant d’un lexique préalablement créé pour qualifier les immigrés étrangers ? Un souci dont se préoccupent peu les journalistes, très au courant de l’effet racolleur de telles notions floues et qui comptent bien profiter - encore ? - du carnage de ces derniers jours pour leur dresser un nouveau piédestal en bronze. Quand Jean-Baptiste casse une vitre, il faut le punir pour ne pas qu’il recommence. Quand Mohammed casse une vitre, il faut le punir pour qu’il s’intègre. "Intégration", ou comment les médias et les politiques avancent main dans la main jusqu’à employer les mêmes perversions linguistiques.
Idem pour "Violences Urbaines", titre-clef de tous les reportages télévisés actuels. Qui parmi-nous a déjà entendu parler de "Violences Rurales" ? Que signifie cette expression encore trop stupide pour être qualifiée de néologisme ? En réalité, "Violences Urbaines" est un timide synonyme de "Violences Quotidiennes" : en gros, une délinquance anodine, presque naturelle et naturaliste, contre laquelle on ne peut rien car elle est gratuite et sans raisons fondamentales pour la soutenir. Quand des agriculteurs dévalisent des supermarchés, ils manifestent. Quand des banlieusards incendient des voitures, ils provoquent des "violences urbaines". Chouchou des médias, "Violences Urbaines" est une manière distinguée de dire que ces activités agressives ne doivent leur existence qu’à leurs auteurs. L’Etat et le pouvoir médiatique ne peuvent en aucun cas être tenus pour responsables dans le déroulement de cette catégorie spécifique de violences.
Transformer des gens influençables en criminels et créer de toutes pièces des psychoses infernales est facile. Les analyser par la suite est une autre affaire.

En tout cas, le monde entier doit se rendre à l’évidence et remercier tous les "Jeunes" de France, qui à eux seuls et dotés d’un courage exemplaire ont éradiqué la menace de grippe aviaire qui, il y a dix jours encore, menaçait de détruire toute l’humanité. Mais puisqu’ils n’en parlent plus sur TF1, c’est qu’on est sauvés hein ?

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