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Pour comprendre la série française des années 90...

vendredi 10 décembre 2004, par Sullivan Le Postec

Commentaire de ‘‘Bibles’’ : Point de vue sur les recettes de la fiction Française des années 90 : la série-collection policière. Où comment sont conçus à la chaîne nos héros-citoyens.

Ce commentaire se base sur la consultation de quatre documents : la Bible des ‘‘Cordiers, Juges et Flics’’ datée de septembre 1996, dont des extraits ont été publiés sur le site du FLT, celle de ‘‘Police des Polices’’, de mai 1993, un 6x52 minutes de France 3, dont des extraits viennent d’être rendus disponibles, et deux Bibles de Didier Cohen disponibles sur son site : celle de ‘‘L’Instit’’ (mars 1993) et celle de ‘‘Quai N°1’’ (septembre 1996).
Soit trois séries de 90 minutes contre une de 52, trois fictions de service public contre une de TF1. Il convient de noter aussi que trois de ces documents ne sont pas les Bibles originales ayant servi à lancer la série et à démarcher productions ou chaînes. En effet, plus de 30 épisodes des ‘‘Cordiers’’ sont déjà tournés au moment de l’écriture de ce document. Six épisodes de ‘‘Quai N°1’’ ont été tournés à partir d’une première Bible de Sylvain Saada, quoi que trois de ceux-ci avaient déjà été soumis à des infléchissements de lignes directrices par rapport à ce document d’origine. Enfin, si la Bible disponible de ‘‘L’Instit’’ est encore plus proche de la création de la série (de part sa date comme son style) un nombre non précisé d’épisodes existe déjà et ce document en évoque l’influence, ainsi que celle de Gérard Klein sur son personnage. Cet élément se ressent fortement dans les textes des Bibles en cela que dans ces cas, il n’y est pas fait d’effort particulier pour installer une atmosphère, une ambiance. Ces documents cherchent, plus concrètement, à donner des indications précises sur les moyens de mettre en place de nouvelles histoires et de créer de nouveaux épisodes de ce que le lecteur est supposé déjà connaître un minimum. Dans la pratique, les Bibles des ‘‘Cordiers’’ et de ‘‘Quai N°1’’ sont néanmoins très différentes...


>> LES INCONTOURNABLES :

- Le Concept.

Elément a priori central d’une série, c’est ce que la Bible va d’abord s’attacher à présenter. De quoi va-t-on parler ? En quoi le traitement du sujet fera de cette série dont vous lisez les bases une production intéressante, voire différente des autres.
Forcément, ce point est plus développé lorsque rien d’autre n’existe encore que ce document d’écriture. Le Bible de ‘‘Police des Polices’’ s’attache donc à bien préciser de quoi il sera question. Dans les faits, elle cherche à le faire en séduisant le lecteur, par une mise en scène des mots. Une dimension que l’on retrouve dans le texte de ‘‘L’Instit’’, qui semble proche de la Bible d’origine (celle dont nous disposons date de mars 1993, quand le premier épisode de la série a été diffusé en février de cette même année).
Comme cela a été mentionné, les Bibles de ‘‘Quai N°1’’ et ‘‘Cordiers’’ sont plus nettement des textes de travail conçus alors que la série est lancée. La notion de concept est donc plus dilué dans le cas de ‘‘Quai’’, elle ne fait pas l’objet d’une rubrique spécifique mais se laisse entrevoir au fil de la présentation des différents personnages. Enfin, elle est encore plus discrète chez les Cordiers. Quoi que la question de savoir si cette série a un concept reste posée, à moins que celui-ci ne réside en la justification hasardeuse des entrecroisements des enquêtes menées par les différents Cordiers : père, fils et fille.

- Les Personnages.

La Bible de ‘‘Police des Polices’’ prend un soin très particulier à les développer. Texte à la première personne définissant les grandes lignes de leur histoire et leur permettant de s’exprimer à la première personne, récapitulatif d’il/elle aime, il/elle aime pas. Même si certains éléments offrent quelques bases intéressantes (notamment quelques manies des personnages) il convient de noter que la longueur des description n’équivaut pas obligatoire à la profondeur psychologique, puisque ceux-ci restent néanmoins dotés de caractéristiques très conventionnelles qu’on peine un peu à rendre intéressantes. Surtout Claire et Lorenzi semblent peu fournis en conflits intérieurs, ce qui concourent assez grandement à leur relative platitude.
A cet égard, le passage en revue des personnages des ‘‘Cordiers’’ est édifiante. Catalogage de banalités et de lieux commun, tout aussi bien sur le vieux flic, le jeune juge que sur leur conflit générationnel, on ne ressort pratiquement rien. Ces personnages sont totalement dénué de la moindre caractéristique négative. Car si on nous apprend que le flic Cordier peut commettre des maladresses, voire se tromper, on s’empresse de nous préciser que ‘les faits lui donnent toujours raison’. Il faut lire plusieurs pages avant qu’un défaut soit mentionné : attachez vous bien, la fille Cordier serait ‘‘agaçante’’. Rassurez-vous, l’indication est aussitôt désamorcée par une indispensable note de bas de page qui nous indique ‘‘le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas sa langue dans sa poche’’. On notera aussi des personnages excessivement élastiques dont aucune caractéristique n’est dénué d’exceptions. En clair, les personnages sont toujours disponibles pour si plier aux contraintes de n’importe quelle histoire, il reviendra toujours aux acteurs d’assurer la continuité et le sentiment d’unité entre les épisodes. Bref, la seule caractéristique fixe de ces personnages, c’est qu’ils doivent en toute occasion rester positifs, être sympathiques et, surtout, ne pas avoir de défauts...
Les Bibles de ‘‘L’Instit’’ et, surtout, ‘‘Quai N°1’’, nous donne à voir des personnages nettement plus travaillés et donc plus intéressants. Dans les deux cas, leur psychologie est bâtie sur un événement passé ancré dans le thème et la sensibilité de la série, qui justifie la passion du personnage pour son métier et son comportement au fil de la série. Ainsi le double drame de Novak (la fuite de sa femme avec sa fille, dont il est sans nouvelle ; le suicide d’un jeune dans son bureau de juge) est la base de son statut d’itinérant et de sa volonté de ‘‘réparer’’ ces jeunes alors qu’il en est encore temps. Cette histoire sert malheureusement peut-être surtout à offrir une justification à la caractérisation commune des héros-citoyens. A défaut de renouveler le genre, le personnage de Novak est au moins justifié par de véritables fondements.
La volonté de construire un personnage aussi original que possible en fonction des contraintes imposées par les diffuseurs se retrouve, elle, dans le personnage de Marie Saint-Georges, bâti sur des fêlures complexes.
Les Bibles passent également en revue le catalogue des personnages secondaires, avec plus ou moins de précision de liberté laissée aux scénaristes (la distribution des ‘‘Cordiers’’ est assez fermée, celle de ‘‘Quai’’ plus ouverte à l’imagination des scénaristes.

- Les Lieux.

C’est la dernière rubrique obligée, sauf, bien sûr, dans le cas de L’Instit qui se déplace de manière systématique - l’absence de lieu récurrent est là un élément essentiel de la série.


>> LES PARTICULARISMES :

L’élément le plus marquant, peut-être, à la lecture de ces quatre documents qui portent le même nom et remplissent à peu près la même fonction (à l’exception de la notion de "vente" de la série qui n’existe que chez celle de ‘‘Police des Polices’’ dans le cas présent), c’est leur très grande hétérogénéité. Contenus, styles et présentation, s’ils se recoupent bien sûr sur certains incontournables cités, divergent sur à peu près tout.
Faut-il y voir la manifestation d’une certaine absence de professionnalisation de la profession ? La conception de fiction, même dans leur expression la plus industrielle (ces séries policières à héros citoyens) reste en France une activité artisanale. Nous sommes très loin de l’arsenal de normes qu’appliquent les scénaristes Américains. Parfois, c’est un avantage. Mais c’est aussi le signe que nos scénaristes sont loin de leur niveau de formation et d’expérience. Les problèmes que peuvent poser l’absence de langage commun entre les différents interlocuteurs dans leurs échanges ne facilitant guère les choses.

On constate immédiatement que les Bibles de ‘‘Quai N°1’’ et ‘‘L’Instit’’ sont bien plus courtes que les deux autres, elles ne dépassent pas une dizaine de pages. Leur intention est de fournir des fondamentaux : « quelles histoires, avec qui ? », et de définir un esprit, ou un ton.
Les deux autres documents s’avèrent plus tournés vers la production. Les concepteurs de ‘‘Police des Polices’’ s’attachent à définir des pistes de réalisation - quitte à enfoncer quelques portes ouvertes (je ne suis pas sur qu’il y ait beaucoup d’expérience derrière ce texte) : voir l’indication sur le tournage de stock-shots d’extérieurs.

Au sommet de ce spectre, la Bible des ‘‘Cordiers’’ est absolument édifiante. Rédigée après 30 épisodes, elle est complètement au service de la production. Le poids des contraintes qu’elle fait peser sur le scénariste désireux de livrer un épisode est impressionnant. Le document commence ainsi par nous indiquer le nombre de cachets garantis (i.e. le nombre de jours de tournage payés par contrat) définis pour chaque personnage. Il faut faudra donc faire usage de Pierre Mondy et Bruno Madinier pour 12 jours et une trentaine de séquences, de Charlotte Valandray pour 8 jours et 22 séquences, et enfin de Antonella Lualdi 2 jours et 6 séquences.
Devoir gérer les temps d’apparition de ce petit monde avant que la première ligne d’une histoire soit écrite est une chose, mais ensuite vient l’utilisation des décors... Sachez donc que votre film sera tourné 12 jours en studio, à raison de 6 jours passés dans les décors de la SRPJ, et de 2 jours à chaque fois chez les Cordiers, Peppino, et le bureau de Bruno.
Bref, la Bible de Cordiers et ‘claire’ : les personnages vous en faites ce que vous voulez, ils ont été conçus pour être souples et feront ce qu’il vous conviendra à condition de rester positifs et sympathiques. Par contre, il est clair que le budget est le budget, donc tout cela ils le feront pendant le nombre de jours définis, à l’endroit défini, merci.
On a peine à croire que cette Bible soit un document d’écriture.



Là où les trois autres documents (même si, soyons très clairs, ils se plient très largement à des contraintes de ‘‘diffusabilité’’ franco-française) laissent apparaître un minimum de volonté de faire quelque chose d’intéressant, de manière plus ou moins irritante, cette Bible est singulièrement dénuée de passion et d’envie.
Elle est l’illustration effrayante d’un système de production fait par et pour TF1 sur laquelle la concurrence s’est malheureusement résignée à s’aligner, tentant d’y ajouter simplement une pincée d’autre chose (plus grande liberté dans les thèmes, les histoires). On ne retrouve nulle part ailleurs que sur la Bible des ‘‘Cordiers’’ des listes aussi systématiques d’interdits.
Un système qui perdure assez largement (l’audience chaque jeudi des Navarro et Julie Lescaut en témoigne) mais qui, depuis plusieurs années, tremble sous les coups de boutoir de plus en plus réguliers de la pression cumulée des téléspectateurs, des producteurs, des scénaristes. Les années 2000 sont celles des tentatives concrètes du développement d’une nouvelle fiction Française, là où les tentatives des années 90 avaient échouées. Il est ainsi particulièrement clair que le 52 minutes, testé par France 3 en 1993 y est à l’époque resté lettre morte. Il s’est depuis confortablement installé sur France 2, et en voie d’implantation sur M6, et France 3 travaille à nouveau dans cette direction.
Il ne fait pas de doute que l’analyse de Bibles de séries moderne révèlerait des différences sensibles avec ces dinosaures de la fiction...

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