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The Real Jéjé of pErDUSA - Sur la belle utilisation de la langue de Molière dans une série française

N°24: Puisqu’on en est à se tutoyer, que voulez-vous ?

Par Jéjé, le 12 juillet 2015
Par Jéjé
Publié le
12 juillet 2015
Saison Prise
Episode Prise
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Vous parler d’une série française. Oui, oui. C’est vrai qu’on n’en parle pas beaucoup ici.
Quasiment jamais, même. [1]
Pour que ça arrive, il faut que la moitié des dialogues soit en anglais, que la moitié des scénaristes soit aussi anglaise, que ce soit l’adaptation d’une série formidable et qu’elle ait déjà eu une remake américain…

Les séries françaises, on pourrait en dire du mal. Je ne sais pas si ce serait vraiment possible pour mes petit-e-s camarades, je ne suis pas sûr qu’ils-elles en regardent beaucoup.

Disons que je pourrais en dire du mal car il m’arrive de faire l’effort (je dis bien l’effort) de me poser de temps en temps devant une production nationale.
Mais, à moins qu’ils ne m’irritent d’une façon très spécifique, leurs défauts récurrents me rendent surtout triste de ne pas pouvoir m’enthousiasmer sans retenue (je trouve qu’il n’y a pas pire compliment que toute version du « c’est pas mal pour une série française ») et je préfère oublier assez vite ce que je viens de voir.

Alors si aujourd’hui j’évoque Engrenages, c’est pour en dire le plus grand bien.
Une fois que j’aurais dit un petit peu de mal.
De moi.

J’ai été débile.

Débile de me mettre aussi tard à cette série.

J’avais détesté la première saison que j’avais vue à l’époque de sa diffusion sur Canal Plus. Et je n’ai pas voulu écouter ceux qui clamaient que tout changeait en saison 2, que Virginie Brac (une femme en plus) avait métamorphosé la série. Je n’ai pas voulu prendre comme un signe positif que la BBC la diffuse série (et la co-produise à partir de la saison 2), gardant en tête que le plus grand succès à l’export en matière de fictions française restait Sous Le Soleil.
Le temps a passé, les saisons se sont succédées, les compliments ont résonné de façon de plus forte, l’envie est même venue de reprendre la série mais je me suis heurté à l’un de mes principes personnels de sériephile, celui qui veut qui fait sacrilège de prendre série en cours. Car dix ans après l’« infâme » première saison, je n’en avais plus qu’une impression pesante, je n’avais plus aucune idée de qui étaient les personnages, de leurs relations. Et je ne pouvais imaginer de m’y remettre sans regarder à nouveau ces premiers épisodes pour percevoir correctement son contexte.

Et je ne sais pas pourquoi, j’ai cessé d’être débile pendant 10 secondes.
J’ai lancé le premier épisode de la saison 2.

Je viens de finir la saison et je suis enchanté.
Pas parce qu’il s’agirait d’une réussite absolue, du chef d’œuvre tant attendu. Il y a (comme dans beaucoup de nombreuses bonnes séries) des intrigues plus faibles que d’autres, quelques rebondissements un peu faciles, des histoires et des personnages un peu trop vite évacués), mais qu’on soit clair, des points de vue narration, personnages et univers, on est dans du très solide.

J’ai évidemment été sensible au fait qu’elle mette au centre de son histoires le parcours de deux femmes, Laure Berthaud, la flic, et Joséphine Karlsson, l’avocate, dans des univers marqués par une virilité débordante et qu’elle explore les difficultés qu’elles ont à s’imposer malgré les pouvoirs que leur confèrent leurs institutions professionnelles.

Mais ce qui m’a plu par dessus tout, c’est pouvoir regarder une série dont une partie de la réussite vient de ses éléments spécifiquement français.
Oui, je le confesse, je suis heureux de pouvoir savourer une série qui se déroule dans un univers qui m’est géographiquement proche, dans lequel je retrouve certains de mes repères quotidiens, dans lequel l’identification est plus intense.
Cette proximité du cadre, j’ai envie de la retrouver dans la format de fiction que je préfère et pas seulement dans la littérature et le cinéma.

Au delà des poursuites sur l’A3, des déambulations dans Montreuil, des flics fans du PSG, des déjeuners de travail dans les brasseries, des journalistes au Monde, du fonctionnement du système judiciaire française, j’ai adoré le travail réalisé dans cette saison sur la langue et la façon avec laquelle elle est utilisée par les personnages comme outil de domination dans la communication avec l’autre.

L’usage du vouvoiement et du tutoiement dans Engrenages est vraiment fascinant et sonne juste. [2]
Tandis, par exemple, que les deux camps de terrain (les flics et les gangsters) qui s’affrontent utilisent entre eux et avec leurs « adversaires » le tutoiement, Joséphine Karlsson n’a de cesse de tenter d’imposer le vouvoiement avec ses clients. C’est pour elle la seule manière de lutter contre les attaques verbales dont elle est l’objet, non seulement ce « tu » agressif mais également les références permanentes au fait qu’elle est, avant d’être une avocate, une professionnelle de la justice, une femme baisable.

Joséphine Karlsson : "Je ne sais pas, laissez passer un peu de temps. Peut-être que ça va se tasser."
Mister Aziz : "Se tasser ? Tu les connais pas, toi, hein ?"
Joséphine Karlsson : "Non. Alors, « vous ». Vous ne les connaissez pas. Si vous voulez que je sois votre avocate, il va falloir me vouvoyer."
(Episode 2.05)

Ces deux possibilités de s’adresser à l’autre en français permettent ainsi des jeux subtils dans les dialogues, et même lorsque tout le monde se vouvoie (en général dans les bureaux du palais de justice), la lutte par la langue se poursuit avec les intonations obséquieuses ou les mentions ironiques des titres professionnels.

Alors oui, « tu », « vous », c’est pas grand chose. Mais j’ai adoré pouvoir savourer ce type de détails parce que la série est (bien) écrite dans ma langue maternelle et que tout le reste est réussi.
Je découvre (ou re-découvre [3]) avec Engrenages que les petits plaisirs de « sériephilie compatriote » sont possibles pour un Français.

Je suis ravi d’avoir trois saisons supplémentaires à dévorer tout en redoutant qu’Engrenages ne soit qu’une exception…

Jéjé
Notes

[1Alors, certes, notre credo, c’est tout ce qui vient « en direct » des USA. Mais il nous est arrivé de nous aventurer dans des contrées qui ne parlent pas anglais, comme la Suède, l’Allemagne, la Turquie…

[2On est loin des tirades habituellement sur-écrites gonflées aux bons mots et aux formules faciles qui plombent de nombreux dialogues de séries françaises.

[3Franchement, les sagas de l’été, c’était magique... J’assume Les Grandes Marées, Les Coeurs Brûlés, Sandra Princesse Rebelle...