MOUVEMENTS DANS LE PAF — Canal met les pieds dans le clair
La TNT pourrait-elle enfin se changer en autre chose qu’un robinet à programmes usagés ?
Par Sullivan Le Postec • 25 mars 2011
C’est officiel, la chaîne bonus du groupe Canal sera en clair. Mieux, elle sera dotée d’une véritable ambition budgétaire et éditoriale. Le bout du tunnel pour une TNT qui n’a tenu quasi aucune promesse jusqu’ici ? Analyse à chaud.

La chaîne bonus du groupe Canal sur la TNT sera en clair, et dotée de hautes ambitions budgétaires et éditoriales. L’objectif ? Faire face aux changements encore à venir dans le Paysage Audiovisuel Français — des changements qui pourraient avoir encore plus de conséquences que l’apparition de la TNT elle-même.

Les extraits d’interview de cet article sont issus de l’entretien accordé par le PDG du groupe Canal, Bertrand Méheut, au Figaro, et dans lequel il dévoile les intentions du groupe concernant sa chaîne bonus.

Une chaîne bonus ?
Quelle chaîne bonus ?

Le signal analogique de télévision doit s’éteindre définitivement pour tout le monde en France en novembre prochain. A partir de là, tous les français pourront accéder aux chaînes de la TNT, qui grignotent déjà un peu plus de parts de marché chaque année. Pour compenser la perte que cela représente pour les acteurs historiques de la télévision, le pouvoir politique a décidé d’accorder par la loi un Canal de la TNT chacun aux trois grands groupes privés, TF1, M6 et Canal+.
France Télévisions est exclue de ce dispositif, ce qui n’est qu’une des illustrations de la manière dont le pouvoir politique a systématiquement chercher à saper France Télés au profit des groupes privés depuis trente ans (un sujet extrêmement bien couvert par l’excellent bouquin de Marc Endeweld : « France Télévisions [Off the Record] »).

Ce canal bonus est un gros cadeau aux lobbies efficaces des chaînes privées. Il est d’ailleurs contesté actuellement au niveau européen, parce qu’il pourrait contrevenir au dogme libéral de la concurrence libre.

Plus surprenant, depuis peu il était contesté par TF1 et M6 eux-mêmes ! Elles se faisaient en effet ces dernières semaines les avocates d’un report sine die du lancement de ces trois nouvelles chaînes, prévu au départ pour novembre 2011. C’est que TF1 et M6 venaient de commencer à voir la menace venir.
D’abord, le danger créé par ce recours européen. Il pourrait résulter, en forme de règlement par compromis, en l’octroi de chaînes bonus aux trois nouveaux acteurs de la TNT : NRJ, Bolloré et NextRadioTV. Ce qui pourrait amener à 25 le total des chaînes gratuites disponibles.

C’est beaucoup pour le marché publicitaire, se disent les dirigeants de M6 et TF1. C’est sûr que s’il s’agit de 25 mini-généralistes courant toutes après la même cible, soit la ménagère de moins de cinquante ans, oui, c’est beaucoup. Mais il y a moyen de faire de la télévision différemment. Ce que ne comprend toujours pas M6, qui dévoilait les contours de sa chaine bonus début mars : une énième mini-généraliste ciblant la ménagère de moins de cinquante ans. Affligeant...

Canal clair

Récemment, TF1 et M6 ont compris qu’un véritable danger pourrait venir du groupe Canal. Les groupes ont en effet le choix, pour ces canaux bonus, de lancer des chaînes gratuites ou à péage. A TF1 et M6, on s’est soudain rendu compte que Canal+ pourrait faire le choix d’une chaîne gratuite. Et Canal + a les moyens, et possiblement l’ambition, de secouer le paysage désespérant de la TNT.

On s’en lamentait dans un récent podcast. Le Paysage Audiovisuel Français est d’une grande pauvreté. La TNT représentait l’opportunité de se débarrasser enfin du diktat de la ménagère de moins de cinquante ans et du formatage intensif des programmes et de la fiction appliqué à son intention.
C’était oublier un peu vite qu’il n’y avait déjà pas vraiment de raisons objectives pour que toutes les chaînes historiques soient venues se mettre sur le créneau de la généraliste ciblant la ménagère. Même avant l’essor du câble, les grandes chaînes américaines avaient, dans les années 90, des colorations nettes de leurs auditoires : les CSP+ pour NBC, les femmes pour ABC, un public un peu plus âgé et conservateur sur CBS, et des jeunes plutôt masculins pour la Fox.
En France : la ménagère, la ménagère, la ménagère. Et ce tropisme idiot s’est reporté sur toutes les nouvelles chaines de la TNT. Les rares à avoir un projet éditorial un peu différent (mais pas plus réfléchi, l’indigence stratégique de la vaste majorité des professionnels français de la télévision est hallucinante) sont très vites retourné dans les clous de la mini-généraliste draguant la ménagère.

Bilan, la TNT française ce sont des chaînes toutes plus cheap les unes que les autres, totalement interchangeables (ce qui explique que les logos incrustés sont souvent à la fois énormes et affreux). Pour une bonne part des robinets à séries américaines pas très fraiches, au mieux à émissions de bavardages en plateau.
Pendant ce temps-là, en Grande-Bretagne, des chaînes de la TNT ont établi des succès de fictions originales mondialement connues, comme « Skins », « Misfits », « Being Human » ou « Torchwood »...

Ces chaînes françaises sont extrêmement vulnérables. En reposant entièrement sur du catalogue à bas coût et de l’émission de flux rarement très bien définie (Paris Première est l’une des seules chaînes dont les émissions de plateau ont une identité propre) elles sont construites sur un chateau de cartes. Parce que ce modèle, n’importe qui peut imiter facilement. Pire : n’importe qui peut le surpasser facilement.
Sauf que voilà, la concurrence libre, c’est bon à défendre à Bruxelles uniquement quand ça permet de torpiller les projets concurrents. Pour ce qui concerne les acteurs en place et les chaînes déjà lancées le gentleman’s agreement en vigueur veut que personne ne se lance dans une vraie concurrence, qui consisterait pour tous à vouloir surpasser les autres. En France, chacun est content s’il peut juste avoir une part du gâteau. Aussi fragile que soit le modèle des chaînes de la TNT française — et même le modèle de M6, qui n’est jamais qu’une super-chaîne de la TNT — il tient le coup tant que tout le monde joue le jeu en restant sagement dans son coin. Le paysage audiovisuel américain où les Networks sont leaders tour à tour, en fonction des risques qu’ils prennent, est bien loin de nous.

La montée en puissance d’internet

Seulement voilà, un changement majeur pointe à l’horizon : Internet. L’industrie musicale a sombré parce qu’elle a fait l’autruche des années ; elle n’a commencé à essayer de bouger que longtemps après qu’Internet ait complètement et irrémédiablement transformé la consommation de la musique. C’est la consomation de télévision qui est appellée à connaître de grands changements, avec la généralisation de la télé connectée.
Le paysage audiovisuel français prenait le même chemin que l’industrie musicale. Canal+ a décidé d’anticiper, et de voir plus loin que le bénéfice immédiat.

Il est indispensable de renforcer l’offre de la TNT gratuite avec des chaînes de qualité. Il faut que nous occupions le terrain sinon il sera conquis par de nouveaux acteurs comme Google TV, Apple TV, Hulu ou Netflix qui déferleront grâce à la télévision connectée. Cette évolution est inéluctable, il faut donc agir vite et développer la production française. Aujourd’hui, les chaînes qui concentrent leur offre éditoriale sur des séries américaines seront particulièrement affectées par les nouveaux acteurs de l’internet qui pourront bientôt les proposer directement aux téléspectateurs. Le Figaro, 24 mars.

Avec ça, Bertrand Méheut a presque tout dit.

L’arrivée sur le marché du clair du groupe Canal et de sa force de frappe (chiffre d’affaires 2010 de 4,7 milliards d’euros, contre 2,62 milliards pour TF1 et 1,46 milliard pour M6) peut chahuter le paysage audiovisuel. De fait, Méheut annonce un budget programmes pour cette nouvelle chaîne en clair, au nom de code Canal 20, de 100 millions d’euros (c’est le tiers de celui de l’historique M6 !).

Le marché publicitaire français peut-il couvrir de telles ambitions ? Oui, si on aborde les choses avec une véritable intelligence stratégique. Rappelez-vous 2008. La crise frappe tout à coup. Les budgets publicitaires sont touchés de plein fouet. Toutes les chaînes voient leurs recettes publicitaires chuter de façon importante. Toutes ? Non. Pas Canal+, ni dans une moindre mesure France Télévisions, qui récolte cette année-là un surplus inattendu de recettes grâce à son bon positionnement et à l’efficacité de sa régie pub [1]. Pourquoi les recettes pub de Canal+ ont-elles continué à croitre dans ce contexte difficile ? Parce qu’elles ne ciblent pas la ménagère, mais le CSP+ [2], et que ce marché-là s’est bien tenu.

Pendant que 20 chaînes s’écharpent pour conquérir le même public et les mêmes annonceurs, le modèle Canal+ dévoile ce que la plupart des télés du monde avaient prouvé par ailleurs. Segmenter intelligemment, cela permet d’élargir considérablement le marché publicitaire.

Avec Canal 20 nous visons une cible publicitaire de CSP + alors que les autres chaînes gratuites visent principalement les ménagères de moins de 50 ans. Notre régie publicitaire réalise déjà 90% de son chiffre d’affaires de 200 millions d’euros sur la seule cible des CSP +. C’est une population qui est peu ciblée actuellement, nous allons donc contribuer à élargir le marché publicitaire français qui est sous-développé : en France, le ratio des recettes publicitaires sur le PIB n’est que de 0,15%. Soit deux fois moins qu’en Italie et trois fois moins qu’aux États-Unis. Il y a une marge de progression. Pour attirer de nouveaux annonceurs, stimuler le développement du marché publicitaire et probablement la consommation, il faut permettre à de nouvelles chaînes ciblant de nouvelles populations d’émerger. Le Figaro, 24 mars.

Quelle ligne éditoriale ?

[Canal 20] sera dans la lignée de Canal+, centrée sur le cinéma, la création originale et présentera aussi des magazines culturels et éventuellement un nombre très limité d’événements sportifs. Le Figaro, 24 mars.

Avec le lancement de Canal 20, Canal+ va pouvoir se lancer à son tour dans la stratégie de groupe. Sauf que comme sa pensée stratégique est largement plus aiguisée que celle de ses concurrents, on devrait assister à une mise à niveau par le haut.
Jusqu’ici, Canal+ achetait les droits en première fenêtre cryptée de ses programmes. Les autres chaînes se disputaient ensuite les droits en clair. Sauf que leur traitement des programmes pouvait ne pas favoriser la chaîne cryptée. Une diffusion en clair de la saison 1, c’est un bon moyen de faire de la pub à la diffusion de la saison 2 en crypté. Ce que les chaînes concurrentes en clair n’avaient pas intérêt à faire, évidemment. Dans certains cas, leur traitement d’un programme pouvait même carrément lui faire perdre de la valeur et/ou de la notoriété, comme ce fut le cas avec « 24 » et « Dexter » sur TF1. En achetant les deux droits, ceux du crypté, et ceux du clair, le groupe Canal pourra mettre au point le cycle idéal pour lui-même, à l’avenir.

Canal+ promet aussi de se servir de Canal 20 pour aider au financement des petits films. Ceux de moins de sept millions d’euros de budget, pas assez fédérateurs pour les TF1 ou France 2, qui peinent donc de plus en plus à boucler leur plan de financement.

Et puis il y a ce qui nous concerne davantage...

La Création Originale

Jusqu’ici, la série Canal+ ne quittait pas vraiment la chaîne cryptée (avec des exceptions pour les unitaires et mini-séries, et pour « XIII »). Pas question de les céder en seconde fenêtre à des chaînes en clair : la série Canal est un facteur d’identité trop important pour elle. Tout au plus pouvait-on la retrouver sur une chaîne câblée du groupe (Jimmy), ce qui ne lui offrait pas une grande visibilité. Voire la dépréciait un peu.
Canal va désormais bénéficier d’une seconde fenêtre en clair identifiée au groupe, et qui va lui permette d’accroitre considérablement la visibilité de ses programmes. La chaîne cryptée a désormais suffisamment confiance en ses séries, et en leur addictivité, pour imaginer que voir en clair une ancienne saison de l’une d’elles suscite l’envie de s’abonner à Canal+ pour voir la prochaine saison en première exclusivité et crâner à la machine à café.
Ces deux antennes seront aussi précieuses pour permettre d’augmenter les budgets des grosses séries locomotives. Seule, Canal+ pouvait difficilement se permettre d’aller au-delà de la grosse dizaine de millions d’euros qu’elle investit actuellement par saison de série. Un budget dans lequel certaines des Créations Originales étaient à l’étroit.

Cela nous permettra de financer des projets de création originale encore plus ambitieux au niveau des meilleurs standards de production internationaux. Le Figaro, 24 mars.

Reste quand même une question. En matière de Création Originale, la seconde fenêtre est-elle le seul horizon de Canal 20 ? Bertrand Méheut ne dit rien à ce sujet.
Mais le groupe Canal est déjà celui qui a la politique la plus dynamique et ambitieuse. On le voit sur Comédie !, la seule chaîne du câble à aller de façon pérenne au-delà du format court, avec maintenant plusieurs séries de 26’. Cela donne des raisons d’espérer.

La série française a un besoin impérieux de voir s’ouvrir de nouveaux espaces.
La crise actuelle est celle de l’absence de territoires de fiction plus spécifiques. En effet, en fiction comme partout ailleurs, la nouveauté devient très rarement instantanément mainstream. Elle a besoin de se faire les dents en marge quelque temps avant d’être adoptée par le grand public [3].
Comme pendant 20 ans — jusqu’à ce que Canal+ se lance vraiment en 2005 — il n’a existé aucun laboratoire de ce type (parce qu’aucune ‘‘petite’’ chaîne avec une politique de segmentation cohérente n’a proposé de fiction, et parce qu’aucune grande chaîne n’a proposé de fiction dans des cases moins exposées, comme la deuxième partie de soirée), la fiction française n’a pu entreprendre le moindre travail de renouvellement. Résultat, quand les vieux formats ont connu la mort subite par épuisement, il n’y avait rien d’autre que des séries américaines à mettre à la place.

Comme Bertrand Méheut le pointe, cette situation rend les chaînes françaises terriblement vulnérables. Seule ou presque, depuis 2005, Canal+ creuse un sillon sensé et cohérent. Sur l’antenne de Canal+, l’anomalie française qui veut que les séries importées réalisent plus d’audience que les séries françaises est en passe d’être dépassée. On ne peut que se féliciter de voir le groupe Canal porter encore plus loin ses ambitions.

Et garder l’espoir un peu fou qu’il fasse des émules !

Dernière mise à jour
le 25 mars 2011 à 16h43

Notes

[1Surplus dont l’Etat s’empressera de piquer la moitié, parce qu’il ne faudrait pas donner un signal indiquant que le bon travail pourrait être récompensé sur le service public...

[2Les CSP+ regroupent les chefs d’entreprises, les artisans et commerçants, les cadres, les professions intellectuelles supérieures et les professions intermédiaires. Cela représente environ 23% de la population.

[3Exemple type : « Hill Street Blues », qui expériemente la série-feuilleton dans les années 80, avec un succès critique important, mais peu d’audience. Dans les années 90, le genre explose, avec « NYPD Blue » et « Urgences », et se répend à pratiquement toutes les séries.