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The Real Jéjé of pErDUSA - La place des femmes dans une série, en chiffres et en détails

N°11: Des Séries et Des Femmes : Suits

Par Jéjé, le 27 septembre 2013
Par Jéjé
Publié le
27 septembre 2013
Saison Prise
Episode Prise
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Avide de séries judiciaires dans une époque de disette en la matière, j’avais été heureux du retour estival de Suits, d’autant que sa deuxième saison s’était révélée une jolie petite réussite.

Malheureusement, son season premiere fut loin d’être à la hauteur de mes attentes. Je crois que j’avais oublié que les destins professionnels d’avocats d’affaires uniquement concernés par avoir leur nom sur la porte (réplique qui revient à peu près quinze fois par épisode à la manière subtile des catch phrases de Project Runway) et par ne pas être poignardé dans le dos (nouveau leit-motiv de la saison) ont des côtés vains et répétitifs, qui sur un network comme USA peu enclin à jouer avec la formule établie de ses séries à succès, tournent assez rapidement à vide.

Pas vraiment intéressé à l’idée de suivre pendant dix semaines les conflits internes dans une firme engagée dans la défense d’une dirigeante de société pétrolière accusée de tentative de corruption, je restais marqué par un événement dans l’épisode qui n’avait rien à voir avec ces considérations narratives : l’unique scène entre deux femmes, deux professionnelles de la firme, les fait discuter comme des adolescentes hystériques à l’idée que Richard Gere puisse être dans les locaux.

Je m’étonne de ce fait de nature en enclencher la machine "bechdelienne" [1] désormais bien implantée dans mon cerveau.

Certes, Suits est une série centrée autour d’un duo d’hommes (Harvey Specter et son protégé Mike Ross) mais qui dans les souvenirs que j’avais des saisons précédentes accordait une large part aux personnages féminins :

— la distribution principale est équilibrée, trois hommes et trois femmes.
Jessica Pearson (Gina Torres) est de tous le personnage avec le plus de pouvoir. Elle incarne de plus le mentor de Harvey, héros de la série, et se détache vraiment des stéréotypes du capitaine issue des minorités des séries policières.
(On peut tout de même constater que seuls les hommes sont au niveau - à savoir avocats associés - où toute l’action de la série est concentrée. Les trois femmes, Jessica au dessus, Donna, une secrétaire, Rachel, une assistante juridique, en dessous, restent ainsi en périphérie.)

— de nombreux clients de la firme sont des clientes.
Un (petit) arc de la saison 2 fut consacré au refus d’une entreprise de promouvoir des femmes à des postes de responsabilités (2.13 - Zane vs. Zane - 2.14 - He’s Back - 2.15 - Normandy)
Et en saison 3, leur client principal est une femme, une professionnelle qui exerce dans les plus hautes sphères de pouvoir étant une PDG d’une société pétrolière internationale…

Je décide alors de continuer la saison, et, comme ma chère Allison me l’a appris, je note les scènes où deux femmes s’adressent la parole.

Et tout et pour tout, on trouve 17 de ces scènes au cours des 10 épisodes de la saison. 17 scènes. Sachant qu’un épisode de Suits est composé en moyenne de 35 scènes.
17 scènes. Soit 4,8% des scènes totales de la série.
17 scènes. Qui représentant 14 minutes et 30 secondes. Sur les 420 minutes de la saison. Soit 3,5% du temps d’antenne. [2]

Et le contenu de ces minuscules échanges féminins est édifiant : elles parlent de façon générale de tenues vestimentaires, des ragots du bureau, de leur vie sentimentale et… des hommes de la firme.
Seules 4 de ces scènes ont un rapport avec les intrigues professionnelles de la saison, intrigues qui sont le coeur de la série.

Seule photo promo de la saison 3 (sur 83) avec 2 femmes
On trouve sur le site de USA 20 photos avec deux hommes et 20 photos avec un homme et une femme (les autres sont essentiellement des portraits)
Episode Durée Contenu
3.01 0’30’’ Rachel fait croire à Donna que Richard Gere est dans les locaux.
3.02 0’40’’ Rachel et Donna se remémorent l’épisode "Richard Gere" et évoquent la taille du pénis de Mike.
3.02 1’00’’ "Hi, Donna, I love your dress". Ensuite, les deux femmes discutent de la relation qui lie Mike et Harvey.
3.02 2’00’’ Rachel et Donna se fâchent… A cause de Mike.
3.03 1’00’’ Rachel et Donna se réconcilient.
3.03 0’20’’ Donna réprimande une avocate qui s’est installée dans le bureau de Harvey (c’est un monologue, pas une conversation).
3.04 1’00’’ Rachel et Donna parlent de robes, de qui est la plus belle femme et du charme d’un associé anglais.
3.04 1’00’’ Rachel et Donna discutent à nouveau de robes, puis du rendez-vous galant de Donna à venir.
3.04 1’00’’ Rachel et Donna discutent de la nuit de Donna et de la façon dont elle va devoir en parler à Harvey.
3.05 1’00’’ Rachel et Donna reviennent sur la nuit de Donna. Donna préférait quand elles parlaient de Mike.
3.05 0’30’’ Rachel et sa mère discutent de Mike.
3.05 1’00’’ Jessica et la cliente du cabinet discutent stratégie et affaires !!!
3.06 - -
3.07 - -
3.08 0’20’’ Jessica indique à sa cliente qu’un homme va pouvoir l’aider.
3.09 0’30’’ Rachel et sa mère discutent de Mike.
3.10 1’00 Jessica et Scotty (c’est une femme) discutent de Harvey et de stratégie.
3.10 0’40’’ Jessica et Donna discutent des ragots au sein du bureau.
3.10 1’00 Rachel évoque avec Jessica son futur dans l’agence.

Je gardais cependant à l’esprit que j’avais l’impression que les femmes étaient beaucoup plus présentes à l’écran et dans des situations moins futiles que ce que ce tableau semblait indiquer.

Je fis alors le décompte exact des différents types scènes d’un point du vue du genre dans 3 épisodes de la saison : 3.06 - The Other Time, un des épisodes avec le moins de scènes entre deux femmes (c’est-à-dire aucune), le 3.10 - Stay, exemple d’un épisode avec le maximum de ces scènes (soit trois) et le 3.09 - Bad Faith, représentant les épisodes avec le nombre moyen de celles-ci (soit une seule).

J’ai distingue quatre types de configuration, dans une série très "théâtrale", où la grande majorité du temps d’antenne est consacrée à des scènes avec seulement deux personnages :
— H/H : les scènes avec seulement des hommes (la plupart du temps, il ne sont que deux)
— +H/+F : les scènes de plus de deux personnages (avec des hommes et des femmes)
— 1H/1F : les scènes avec une femme et un homme
— F/F : les scènes avec seulement deux femmes (il n’existe pas de scènes exclusivement féminines à plus de deux personnages).

On constate que la présence des femmes à l’écran est consistante et qu’en moyenne il y en a au moins une à l’écran dans 75 à 80% du temps.
Et que les scènes entre un homme et une femme sont les plus fréquentes.

Dans ce décompte, on constate que les scènes où plusieurs femmes et plusieurs hommes partagent l’écran sont un peu moins rares que celles qui ne mettent en scène que des femmes et qu’elles sont souvent plus longues.
Ce sont en général des scènes importantes pour l’intrigue, centrées sur les intrigues judiciaires. Souvent des moments de négociations entre les différentes parties ou des audiences de témoins, avec l’ensemble des personnages autour d’une grande table.

Dans ces scènes d’apparence mixte, il est important de s’intéresser à la circulation de la parole.
On constate alors que les échanges se font dans les mêmes proportions que celles des différents types de scènes. Dominent de façon quasi exclusive les échanges entre les hommes et entre les hommes et les femmes et que les femmes ne s’adressent quasiment jamais la parole entre elles.
Il n’y a que dans une seule des neuf scènes de ce type (pour ces trois épisodes) que deux femmes conversent. Quatre répliques échangées en tout. 20 secondes sur les 12 minutes cumulées.

Si donc, les femmes sont fortement présentes à l’écran dans Suits, le degré d’importance de leurs interventions est bien moins grand que celui des hommes.
Il n’y a pas un seul échange extrêmement important pour la vie professionnelle de la série qui n’implique pas un homme.
Le masculin reste ainsi étroitement, viscéralement, naturellement associé aux questions professionnelles, aux notions de pouvoir et aux décisions importantes.

Alors oui, le temps de présence des femmes à l’écran, le nombre de personnages féminins et leur épaisseur sont des points positifs pour la série, mais au final, ils apparaissent bien plus comme des avancées de forme. Sur le fond, à savoir la prise de parole et le degré de pertinence de la réflexion des femmes, Suits a beaucoup de chemin à faire.

Et je dois dire que cette saison de Suits a renforcé mon adhésion au Test de Bechdel, qui, bien qu’imparfait et impossible à appliquer de façon systématique, indique bien que la place des femmes dans les fictions n’est pas tant une question de présence que de place dans la circulation de la parole.

Jéjé
P.S. Il n’y a que Trophy Wife qui passe le test sur les 7 pilotes de la rentrée US que j’ai vus (Back In The Game, Brooklyn-Nine-Nine, Dads, The Goldbergs, Ironside, Welcome in the Family). Ca donne envie...
Notes

[1Pour qu’une fiction passe le Test de Bechdel, il faut qu’elle ait au moins :
1) deux femmes
2) qui s’adressent la parole
3) à propos d’autre chose que d’un homme.

[2"Rarely do you have a scene with other women." - Laura Linney
Ce résultat étaye le discours très éclairant de l’actrice au Women In Film Gala en 2013 sur la position des femmes dans l’industrie hollywoodienne. Elle déclarait : "Vous avez rarement une scène avec une autre femme, très peu de femmes sont derrière la caméra…" L’intégralité de son discours se trouve ici sur le site de Deadline.com.