Pourquoi une fiction de service public est nécessaire • CRISE DE L’AUDIOVISUEL PUBLIC
Y a-t-il une mission de service public en ce qui concerne la fiction ?
Par Sullivan Le Postec • 21 juin 2008
Regardé sous le prisme de la fiction française, le service public sert-il à quelque chose ?

L’audiovisuel public est en crise. L’annonce aussi imprévue qu’impréparée de la suppression de la publicité sur son antenne par le Chef de l’Etat en janvier dernier n’a pas fini de dérouler ses conséquences. Et on peine à voir les aspects positifs de celles-ci. La télé publique est en danger de paupérisation, voire de disparition partielle à terme. Mais, pour se centrer sur le sujet qui fait l’objet du Village, y a-t-il vraiment un intérêt à sauver la fiction de service public, en dépit de ses limites ? Voici pourquoi on pense que trois fois oui...

D’abord, remettre les choses en perspective.

Format unique

La situation actuelle de la fiction française sur le service public est pour une large part la conséquence des décisions qui furent prises ces 20 dernières années. A la fin des années 80, plusieurs directions successives firent le choix de suivre systématiquement le privé sur son terrain. Ce furent les années de la surenchère (les contrats mirobolants des animateurs-producteurs) et de l’ultra-standardisation. Ainsi, lorsque TF1 décida de formater totalement ses fictions en créant le moule « Navarro », à partir duquel elle recréa la majeure partie de ses fictions pendant 15 ans, France 2 le reproduisit en n’y ajoutant que peu de choses, soit un aspect socio-compassionnel, façon « L’Instit’ ». Sa seule différence fut de privilégier l’unitaire à la série (plutôt une fausse bonne idée pour favoriser l’innovation). Au final, un format comme le 52 minutes, encore courant dans la première moitié des années 80, disparut totalement de notre fiction, et le 26’ ne vivota qu’au travers de quelques productions de daytime cheap, de « Tribunal » à « Marc et Sophie » avec un pic de production au cœur des années AB Production. Bref, plutôt que de lutter contre le format unique à la fois en terme de production et de ton, le service public s’est contenté d’accompagner les choix du leader privé. Si France 2 et 3 avaient maintenu un minimum de diversité, le rebond aurait été facilité au moment où la nécessité d’une évolution de la fiction s’est imposée ; comme cela n’a pas été le cas, il a fallu, là comme ailleurs, repartir de zéro.
Une rupture s’est faite il y a dix ans, et une certaine avance fut prise par France 2 qui, la première, commença à revenir vers des formes de fictions plus modernes (avec « PJ » et « Avocats et Associés » : 52’, héros multiples, arches feuilletonantes, ellipses dans l’écriture...). C’est cette avance et cette relative expérience acquise qui lui permit de se bâtir quelques francs succès tel que « Clara Sheller » il y a trois ans. Malheureusement, la direction en place actuellement n’a pas su capitaliser sur cette avance faute d’avoir une vraie politique de fiction. Au-delà de la fiction ‘‘patrimoniale’’, domaine dans lequel elle a une certaine expertise (« Chez Maupassant »), elle tâtonne et sa volonté affichée d’audace se heurte souvent à la réalité du lissage qui continue et du formatage (des cases thématiques rigides) qu’elle impose.

Contrastes

Pour autant, les situations sont contrastées. D’un coté, la fiction de France 2 se trouve à peu près nulle part : aucune ligne éditoriale, ses séries installées (les deux citées plus haut) sont en chute d’audience et vont s’arrêter dans les mois à venir. Elles n’ont pas de successeurs qui soient sortis de l’anonymat (« Sur le fil », par exemple, ne parvient guère à s’installer). Les deux gros principaux succès plus ou moins récents ont connus des difficultés infinies pour être prolongés : « Clara Sheller » ne reviendra en saison 2 qu’après plus de trois ans et un changement total de casting, « David Nolande » ne reviendra quant à lui pas du tout !
France 3 est confrontée à un problème différent : elle propose des fictions ambitieuses et exigeantes (« Ondes de choc », « Les Oubliées », mais aussi des unitaires comme « Autopsy »), qui survivent mal à une programmation totalement inadaptée (du thriller psychologique le samedi soir ?) mais aussi à un décalage d’image. Le public qui aurait pu aimer les productions citées ne regarde tout simplement pas France 3. Renouveler son public et transformer son image ne se fait pas en un jour. Dans l’absolu, France 3 est plutôt sur une bonne voie si elle parvient à faire preuve de persévérance (une denrée rare puisque le fonctionnement actuel favorise un turn-over délirant sur les postes de direction).

Quelles perspectives dans l’immédiat ?

A la base, le service public audiovisuel est confronté à un problème de sous-financement chronique installé depuis de nombreuses années. L’été dernier, de Carolis espérait une rallonge budgétaire, aujourd’hui, une diminution semble quasi-inévitable. La fiction nécessite des financements lourds. Elle sera la première à en souffrir. Dans la mesure où France 2 n’a à priori plus aucune marque forte sur son antenne (à moins que « Clara Sheller » ne réussisse à survivre à la refonte de son casting) et a besoin d’un gros travail éditorial, il me semble probable qu’elle passe au moins deux années difficiles. France 3 a la chance d’avoir à la fois sa locomotive « Plus belle la vie », une offre de qualité qui lui permet une bonne couverture médiatique, et en parallèle quelques fictions qui fonctionnent à l’audience, à l’échelle de France 3, comme « Louis la Brocante » ou « SOS 18 » qui lui permettent de maintenir en parallèle une offre plus qualitative mais, pour l’instant, moins couronnée de succès à l’échelle de l’audimat.

Quel financement ?

Le problème de la suppression de la publicité, c’est que le seul mode de financement viable, parce que pérenne (aujourd’hui, quand on donne un accord à une fiction sur la base d’un synopsis, le temps de l’écrire et de la tourner il va se passer minimum deux ans, et cela peut aller jusqu’à cinq ou six ans, avant qu’elle ne soit diffusable : dans ces conditions, si on n’a pas de visibilité budgétaire sur plusieurs années, le travail devient un casse-tête épouvantable), est celui qui a le moins de chance d’être retenu par le gouvernement en place dans le contexte actuel. Evidemment, je parle d’une mise à niveau de la redevance pour lui faire retrouver un montant équivalent à celui des pays qui ont fait le choix d’un service public audiovisuel fort.
Aucune autre solution n’est crédible parce que soit injuste (taxer les acteurs de l’internet ou de la téléphonie pour la télévision ? Pour quelle raison ?), soit incohérente (faire dépendre le financement du service public des recettes publicitaires, et donc du succès d’audience des concurrentes privées n’a évidemment aucun sens). Ce qui peut être crédible, c’est-à-dire un panachage homéopathique de ces solutions et d’autres, a l’inconvénient de rendre la visibilité pluriannuelle pour le moins difficile à assurer, ce qui ramène au premier problème que j’évoquais, et de conduire très vraisemblablement à une restriction budgétaire plutôt drastique.
Les tensions budgétaires étant ce qu’elles sont aujourd’hui, cette décision était pure folie, acte d’aveuglement. Ou amorce d’une destruction qui amènera à une privatisation...

Mais pourquoi une disparition plus ou moins partielle, plus ou moins assumée, du service public de télévision serait préjudiciable à la fiction française ? Parce que, quelques soient les légitimes frustrations qu’on peut ressentir face à la qualité globale des fictions de service public, celui-ci joue indéniablement dans le domaine un rôle moteur, et ce à plusieurs niveaux.

Maintenir les volumes de production

Une chose reste à peu près sûre : on ne facilitera pas l’évolution de la fiction télévisée française en diminuant drastiquement les volumes de production. Or c’est la tendance du moment. La publication récente des 100 meilleures audiences de l’année 2007 l’a mis en valeur : autrefois trusté par « Julie Lescaut » et autres collections à récurrent de TF1, le classement ne laisse désormais plus que 12 places à la fiction française. 48 sont occupées par la série américaine, essentiellement « Les Experts ». Dans une logique de chaine privée, c’est-à-dire dans une logique de rentabilité, pourquoi investir massivement dans un genre qui n’a plus vraiment la faveur du public ? La réponse, à l’heure actuelle, tient en un mot : les quotas d’obligation de production et de diffusion. Ils maintiennent à leur niveau les productions d’œuvres de fiction de TF1 et de M6 (cette dernière bénéficiant déjà de plusieurs dérogations à l’origine pensées pour permettre son développement). Or, ceux-ci sont soumis à des attaques régulières et sévères, ces derniers mois. Et il n’est pas impossible que ces arguments trouvent une oreille attentive en la personne du Chef de l’Etat, qui utilisait les mêmes il y a quinze ans (voir la conclusion).
Conjuguer au même moment l’allègement des quotas des chaînes privées et un appauvrissement marqué du Service public portera un coup sévère à la production de fiction. Même si celle-ci ne disparaîtra jamais totalement des antennes (elle est importante pour l’image et la roue de l’intérêt du public tournera), force est de constater que la France est assez éloignée des exemples anglo-saxons où, avec l’information, la fiction maison a toujours été au centre des projets des télévisions.

Un moteur pour la fiction

Sur le plan purement créatif, la cause du service public de télévision est plus difficile à défendre, au vu du totalement déraillement survenu il y a vingt ans, qui avait vu l’ambition de la fiction de service public ramené pas loin de zéro. Reste que dans l’autre sens, les exemples existent aussi.
Comme je l’ai dit au début de cet article, il y a maintenant un peu plus de dix ans, c’est France 2 qui a réinstallé des séries de 52 minutes dans sa case du vendredi soir, et assumé les risques du travail dans le temps pour réhabituer le public à différents formats, différentes formes d’écriture. La conception du service public de l’audace en matière de sujet, de tons, et même de programmation reste, c’est certain, beaucoup trop limitée. Mais elle a le mérite d’exister. Et il est loin d’être certain que « Les Oubliées » ou « Clara Sheller » auraient eu l’occasion d’exister sans lui.
L’un des problèmes de France Télévision, dans le domaine de l’audace, c’est qu’elle s’est fait clairement damer le pion par Canal + qui s’est largement approprié le sujet. Mais l’amorce d’une production ambitieuse de fiction par la chaîne cryptée a été trop longue, trop laborieuse et marquée par trop de périodes différentes qui connurent autant de coups d’arrêt pour être tout à fait rassuré quant à sa pérennité. C’est cela qu’un service public audiovisuel fort, et intelligemment géré, peut assurer. C’est cela donc, qu’aujourd’hui il faut défendre.

Conclusion provisoire

Certains, on le sait, restent sceptiques quand les analyses semblent laisser entendre une volonté politique de démantèlement de l’audiovisuel public. Mais l’ère médiatique, c’est aussi celle où les paroles restent. Et celles-ci n’ont rien pour rassurer, comme le montre ce montage diffusé dans le cadre de la soirée de l’Appel du 2 Juin aux Folies Bergères.