Un malade au potentiel ignoré
JUIN 2010
Par Sullivan Le Postec • 2 juin 2010
Bienvenue au Village, le webzine des fictions européennes et francophones.

La fiction télévisée européenne... C’est, à la base, le sujet du magazine en ligne que vous êtes en train de consulter. Il est temps d’approfondir le traitement de cette notion, en vérité très floue. Il faut bien dire, tout simplement, qu’on la connaît très mal, même quand on essaye de s’y intéresser.

La période actuelle en est tristement révélatrice. Nous sommes en juin. Il y a deux ou trois semaines, le processus annuel de sélection des chaînes américaines a aboutit : parmi les pilotes qu’elles ont tourné cet hiver et au printemps, elles ont choisi ceux qu’elles transformeront en séries dès cet été pour les proposer à partir de septembre prochain. Et on connaît chacune de ces séries, nombre de sites ayant déjà fait l’inventaire complet de ces projets, des créatifs qui y sont associés, et même ont fait le recensement de leurs bandes-annonces. Oui, oui, des bandes-annonces, pour des programmes tournés entre février et avril, et dont la diffusion ne se fera aux États-Unis que dans quatre à six mois. Des bandes-annonces, ces objets qu’on peine, en France à avoir pour une série tournée un an plus tôt et dont la diffusion doit se faire dans trois semaines. Je crois qu’on commence à voir poindre une des problématiques. Souvent, en Europe, les responsables de la télévision évoquent le fait que quand une série américaine arrive chez nous, le buzz la précède déjà, visiblement persuadé que celui-ci est né tout seul, de façon spontanée.
(Pour la couverture des « upfront », je vous renvois à celle de Spin-off, découpée chaîne par chaîne : NBC, Fox, ABC, CBS, CW.)

Pour des raisons qui sont nombreuses, et sur lesquelles nous essaierons de revenir ce mois-ci, les fictions télévisées européennes sont perdues dans la contemplation de leur nombril, pendant que passent les trains de la fiction américaine.
Du coup, on serait tenté de croire que la fiction européenne, ça n’existe pas. C’est faux : dans à peu près tous les pays d’Europe, sauf la France — c’est intéressant et évidemment on y reviendra — la fiction locale, nationale, a une part de marché supérieure à la fiction US. Simplement, ces fiction nationales sont confinées à l’intérieur de leurs frontières respectives, tandis que la série US s’est imposée comme l’unique culture télévisuelle commune en Europe.

C’est là un état de fait qu’il sera dur de changer. On aurait pour autant tord de croire que c’est impossible. Rappelons comment Hollywood s’est construit : comme une réponse nationale américaine à la toute-puissance d’alors du cinéma européen ! C’était il n’y a pas un siècle.
La période actuelle représente une opportunité comme il ne s’en est pas présenté depuis longtemps. Le modèle traditionnel de la télévision explose. Il a commencé à le faire avec dix ans d’avance aux États-Unis, du coup, la série américaine n’a pas été aussi fragile depuis longtemps : son modèle économique est gravement atteint, ce qui perturbe fortement la création. La série américaine est en train de s’engager dans un chemin similaire à celui qu’a déjà pris le cinéma Hollywoodien : une division en deux embranchements nets, de plus en plus éloignés au fil du temps.
D’une part, le cinéma à blockbusters, qui cherche avant-tout à atteindre les ados et jeunes adultes par du grand spectacle pop-corn de plus en plus creux. Une génération a su pervertir les règles d’Hollywood à son avantage pour livrer des films populaire de grande qualité, mais cette génération vieillit, livre globalement des films souvent moins bons qu’avant, tandis que l’emprise des financiers sur les studios s’est renforcée, a privilégié les yes-men, si bien que cette génération n’a pratiquement pas de vrais successeurs. C’est ce chemin que prend la série de Network.
D’autre part le cinéma indépendant, souvent intéressant, mais de plus en plus élitiste, s’est marginalisé dans un cycle descendant qui a mis à mal son économie et donc sa capacité à produire de nouveaux films. Aujourd’hui ultra-mal distribué, il est vu par un nombre minimal d’américain, et s’est éloigné de la culture populaire pour devenir avant-tout un terrain d’expérimentation culturelle. Si elles n’y prennent pas garde, les chaînes du câble américain peuvent suivre cette voie. Et déjà, il ne faut pas oublier que les hits du câbles aux USA, comme « Dexter » ou « Mad Men », ce sont moins de deux millions de téléspectateurs américains, sous le 1% de part de marché...

Il y a une place à investir, sur le terrain de la fiction de qualité, mais populaire, grand-public : la fiction télévisée européenne est un malade au potentiel ignoré. Pour s’imposer, plusieurs conditions à réunir, et plusieurs moyens d’y arriver. On aura l’occasion d’en parler ce mois-ci.