CENSURE ? – Plus dans l’Ombre que ça, tu meurs : luttes de pouvoir sur TF1
Une mini-série inédite primée à Luchon est diffusée en semaine à 2h du matin. Chronique d’une télé terrifiée par l’audace...
Par Sullivan Le Postec • 26 novembre 2010
Parfois le scoop se trouve au vu de tous, dans une grille de programme télé. C’est Alain Carrazé qui en fait la démonstration dans une enquête exclusive publiée lundi dans Télé 2 Semaines. Le Village en publie des extraits, et réagit.

Au départ, il y a Alain Carrazé, journaliste spécialiste des séries télé, qui effectue un travail de routine : le passage en revue des grilles de programmes communiquées par les chaînes. Et là, un détail l’attire. « AD, La Guerre de l’Ombre » c’est le titre d’une mini-série que la chaîne annonce comme inédite, mais qu’elle programme le mercredi 8 décembre... à deux heures du matin ! Le journaliste commence alors une véritable enquête, qui sera publiée lundi dans le prochain numéro de Télé 2 Semaines. D’ici là, après la révélation de l’affaire par Alain Carrazé ce vendredi sur le site de 8 Art City, et sa reprise sur Allociné, Le Village se penche sur cette enquête et en publie des extraits.

Premier élément que met à jour Alain Carrazé : « AD, La Guerre de l’Ombre » n’est pas exactement le tout-venant de la production française. Réalisé par Laurence Katrian d’après un scénario de Claude-Michel Rome, ce 2x90’ a été tournée il y a maintenant plus de deux ans, en 2008. La distribution est de prestige, comme en témoigne la liste des premiers rôles : Jean-Hugues Anglade (Procureur Mattéi), Jérôme Kircher (Dedecker), Lionnel Astier (Kerdjian), Marianne Basler (Raphaëlle Mattéi), Florence d’Azémar (Joëlle Aubron).
Mieux, « AD, La Guerre de l’Ombre » a été primé au Festival de Luchon 2008 : meilleure mini-série.

Le cas se précise. Il ne s’agit en aucun cas d’un film raté, dont la chaîne aurait constaté à la livraison qu’il n’était pas au niveau de son antenne. Alain Carrazé, qui a vu l’intégralité de « AD, La Guerre de l’Ombre », confirme la qualité de l’œuvre, dans la ligne de certaines productions Canal+.

Alors pourquoi bannir cette mini-série, deux ans après, en la reléguant au cœur des programmes de la nuit, là où TF1 espérait bien que personne ne la verrait (raté !). La réalisatrice Laurence Katrian nous met sur la piste dans cet extrait inédit de l’entretien qu’elle a accordé à Alain Carrazé, où elle évoque la victoire dans la compétition du Festival de Luchon :
‘‘Le symbole était énorme. La réaction a été exactement celle que je souhaitais : les gens parlaient du fond. Des gens sont venus me voir en me disant que je racontais n’importe quoi, et c’est très bien : le film était fait pour ça, éveiller les consciences, créer la discussion et la polémique’’...

C’est donc bien le sujet de l’œuvre qui pose problème, ce qu’a confirmé l’enquête d’Alain Carrazé, que vous pourrez lire en intégralité lundi 29 novembre dans le prochain numéro de Télé 2 Semaines, mais dont voici déjà quelques extraits :

Extraits de l’enquête de Télé 2 Semaines

Le sujet de ce téléfilm, c’est le groupe terroriste d’extrême gauche Action Directe, qui a revendiqué plus de 80 attentats entre 1979 et 1987. Le scénariste Claude-Michel Rome a convaincu Candilis [1] et réuni une énorme documentation. La réalisatrice travaille un an sur le projet, se plongeant dans des images d’archives et rencontrant des personnages-clef de l’histoire. La fiction est donc basée sur des faits authentiques.

La première heure de la mini-série est un polar assez traditionnel mais la suite est beaucoup plus étonnante pour une fiction destinée au grand public de TF1. On y parle de la loi d’amnistie qui a remis en liberté deux membres important de AD, on insiste sur le manque flagrant de moyens donnés aux enquêteurs alors que la France subit des attentats meurtriers, et surtout on y affirme que les agissements des terroristes sont téléguidés par d’autres États. « On y développe clairement une thèse », confirme Laurence Katrian. « Pour conserver le pouvoir, les États manipulent les groupuscules extrémistes. On parle donc aussi d’Aldo Moro assassiné par les Brigades Rouges ». Subversif et sujet à la polémique, le téléfilm ne subit aucune coupe, aucun recadrage. « Tout cela fut fait avec le soutien de TF1. »
« Déjà, durant la projection à Luchon, les gens étaient captivés, subjugués. Des représentant de Canal+ m’ont dit ensuite ‘‘mais si TF1 se met à faire des films comme ça, qu’est-ce qu’ on va faire, nous ?!’’. On n’imaginait pas une seconde qu’il n’allait pas être diffusé. »

Et pourtant, les mois passent et le téléfilm qui aurait pourtant pu donner une image moins consensuelle à la fiction de TF1 reste sur une étagère.

Le dernier mot de Laurence Katrian :

« Moi je regrette que ça ne passe pas, que l’on n’en fasse pas des comme ça, ni sur TF1, ni sur France Télévisions, mais uniquement sur des chaînes cryptées. Je comprends que TF1 n’en fasse pas parce que c’est un film politique, mais le nôtre était accessible à tout public.
La diffusion à 2h du matin, ça me peine parce que je ne vois pas l’intérêt. Mais c’est moins pire que de ne pas être diffusés du tout. Ils feront peut-être leur meilleure audience pour cette heure-là ! »

> Alain Carrazé
Télé 2 Semaines du 29 novembre 2010

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Le conflit

On le voit, nous sommes clairement dans l’illustration de la guerre éternelle que se mènent au sein des chaînes, en France, les départements de création et ceux de programmation. Un sujet abordé en profondeur tout récemment dans notre article polémique, mais qui n’en apparaît que plus juste (« Et si le pire ennemi de la série française était... le Programmateur ? »).

A celle-ci, se conjugue ici des circonstances particulières. Arrivé à la tête de la fiction de TF1 en 1999, Takis Candilis vit, à partir de 2006, l’entrée brutale et de grande ampleur dans la crise de la fiction française : les formats issus de la fin des années 80, déclinés à partir de « Navarro », commencent à beaucoup moins marcher, d’autant que même lorsqu’ils fonctionnent encore, la structure de leur audience, de plus en plus âgée, inquiète largement les annonceurs.
A la tête de la fiction de la première chaîne privée, Takis Candilis se trouve logiquement dans la ligne de mire des créatifs et des journalistes. Vers la fin de ses presque dix ans à la tête de la fiction de la chaîne, il tente alors d’impulser un certain renouvellement, et de mettre à jour des projets plus audacieux. C’est dans ce contexte que se lance « AD, la Guerre de l’Ombre » (de même, par exemple, que le « Flics » d’Olivier Marchall).

La mini-série a été développée avec le plein soutien de Candilis, ce qu’a confirmé la réalisatrice Laurence Katrian à Alain Carrazé : « C’est Claude-Michel Rome qui a proposé le sujet. Takis Candilis l’a trouvé. Il avait de nouvelles envies. Initialement, c’était plus un docu-fiction. Takis m’a demandé de la reprendre, de le remettre un peu ‘‘droit’’, car il y avait très souvent des flashbacks, et de renforcer l’aspect fictionnel pour le rendre plus digeste pour le spectateur de TF1. Takis a dit oui à ma version. La 1ere partie est plus polar, mais pour la suite, il n’y a eu aucune coupe, aucune difficulté sur le contenu » [2].

Mais, une fois Candilis parti de TF1, il était d’autant plus facile pour la Programmation de prendre l’avantage dans cette lutte de pouvoir sempiternelle, et de chasser l’audace aux heures où personne ne saurait la voir.

Politique et polémique

Le sujet de cette mini-série, c’est bien ce qui motivait les créatifs impliqués : « J’ai adoré le sujet : l’éveil des consciences, subversif, sujet à polémique. Dans le 2e épisode, on développe une thèse. Et encore aujourd’hui, avec l’attentat de Karachi, on est sur le même sujet : de la vengeance. C’est ce qui m’a passionné, on peut dire des choses a un public un peu plus large. C’est un point de vue avec lequel on peut ne pas être d’accord, mais c’est un point de vue » [3].

Cette diffusion en pleine nuit s’apparente donc bien à un acte de censure de la part de la chaîne, face à un sujet que sa programmation et ses nouvelles équipes à la tête de la fiction semblent ne plus assumer.

Mais pourquoi diffuser en pleine nuit ? La première idée qui vient à l’esprit, est celle d’une volonté de la chaîne de faire ainsi du « quota », pour répondre à ses obligations de diffusion. (Même si les diffusions pendant la nuit sont beaucoup moins valorisées qu’en soirée.)

Une autre explication possible a été évoquée mercredi soir, alors que le Groupe 25 Images, une association de réalisateur, organisait justement une soirée titrée « Les Invisibles » à propos de fictions commandées par France Télévisions mais jamais diffusés (car le phénomène touche également les chaînes publiques !). Plus de vingt unitaires ou mini-séries terminées depuis deux ans mais jamais vues par les téléspectateurs ont ainsi été cités. En effet, il apparaît qu’un scénariste, Sylvain Saada (à l’origine avec Martine Moriconi de « 1788 1/2 » qu’on attend sur France 3), a intenté un procès à TF1 pour n’avoir jamais diffusé une fiction qu’il avait écrite. En effet, les scénaristes touchent une part importante de leurs revenus en Droits de Diffusion, il a donc défendu devant le Tribunal l’idée que l’absence totale de diffusion lui portait préjudice. Et le Tribunal l’a suivi, validant qu’une programmation en pleine nuit était conforme à l’accord signé entre les parties, mais pas une absence totale de diffusion.
Il est peu probable qu’il s’en trouve beaucoup pour prendre le risque du black-listage simple et définitif, qu’a pris Sylvain Saada, mais la décision de justice a sans doute incité la chaîne à continuer cette politique de diffusion d’inédits non-assumés au coeur des programmes de la nuit.

Le marketing tueur

Lors de la soirée « Les Invisibles », 25 Images a proposé la diffusion d’un épisode de la série « Duo », créée et scénarisée par Frédéric Krivine (« Un Village Français »), et réalisée par Patrick Volson. Ce 6x52’, une comédie policière sur deux flics plus occupés à se draguer qu’à résoudre leurs affaires, est terminé depuis deux ans. Dans ce cas précis, il n’est pas question de censure politique, mais aussi de la valse des responsables de la fiction : « Duo » a connu, de sa commande à sa livraison, quatre Directions de la fiction !
Mais c’est bien le marketing qui a tué « Duo » : un panel d’une quinzaine de téléspectateurs a visionné les deux premiers épisodes dans une version non finale, non étalonnée et non mixée, et a livré des conclusions très mauvaises. Cela a suffi à la programmation de la chaîne pour enterrer la série, quand bien même elle n’avait vu elle-même que 15 minutes du programme. La productrice Nicole Flipo est même persuadée que personne, à France Télévisions, n’a jamais regardé les épisodes 5 et 6 terminés. Dommage, une contre-étude de panel, commandée à un indépendant par la production, si elle a confirmé des résultats faibles sur le premier épisode, a en revanche montré que les retours du public étaient très bons sur le cinquième épisode. Cela n’a pas suffi à faire évoluer France 2, ni même la proposition d’effectuer un nouveau montage du premier épisode. Puisque plus personne au sein de la chaîne n’a supervisé l’évolution de ce programme, il n’y a plus personne pour le défendre...

France Télévisions est financée par la redevance : c’est vous, c’est nous, qui avons payé les six épisodes de « Duo ». D’après France Télévisions, ce n’est pas pour cela qu’on aurait le droit au retour minimal sur notre investissement : voir cette fiction. Pourtant, avec le développement d’un groupe, difficile de prétendre qu’il n’y a aucune case, en deuxième partie de soirée ou sur France 4, pour proposer ces bannis de la télé avant que le groupe public n’en perde les droits, après 3 à 5 ans. Et que ces fictions deviennent alors des fantômes absolus, qui peuvent s’estimer heureux s’ils bénéficient d’une programmation dans l’anonymat le plus total sur une chaîne du câble, payée quelques milliers d’euros à la production...


L’intégralité de l’enquête d’Alain Carrazé sur « AD, La Guerre de l’Ombre », d’autres réaction, la critique de la mini-série... Tout cela est à lire dans le Télé 2 Semaine du lundi 29 novembre.

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Post Scriptum

Remerciements à 8 Art City et Alain Carrazé.