RÉTROSPECTIVE — Comment a été créée Doctor Who
Récit de la naissance d’une série quasi-cinquantenaire.
Par Sullivan Le Postec • 20 mai 2012
Récit de la création de « Doctor Who », la plus longue série de science-fiction du monde, née en 1963 au sein de la télévision publique britannique, la BBC.

C’est sous l’impulsion du visionnaire Sidney Newman, nouvellement nommé à la tête du département fiction de la BBC que fut créée « Doctor Who ». La série bientôt cinquantenaire est un projet de chaîne et de producteur plutôt qu’une série d’auteur. Elle fut imaginée en moins d’un an, en 1963.

Sidney Newman pour relancer la fiction BBC

Après une expérimentation assez poussée dans les années 30, interrompue par la Seconde Guerre Mondiale, BBC Television recommence à émettre dès 1946, avec une large variété de programmes. Au début des années 60, elle a déjà une concurrente : ITV, deuxième chaîne privée du paysage audiovisuel britannique, lancée en 1955. La bataille des audiences a commencé.
En 1962, il est déjà devenu possible d’enregistrer à l’avance les programmes, ce qui ouvre bien d’autres opportunités dramaturgiques que celles des traditionnelles dramatiques en direct. Mais la Direction de l’époque à la BBC a du mal à évoluer avec son temps, et ses fictions sont en perte de vitesse.

Dans les années 50, Sidney Newman est à la tête de la fiction de la Canadian Broadcasting Corporation. Or, la BBC a acquis et diffusé avec succès 26 des dramatiques dont il était le producteur superviseur, si bien que son nom est devenu familier dans le monde de la télévision britannique. Il est alors recruté pour prendre la tête de la fiction du producteur ABC Television en Grande-Bretagne. Là, il laisse une empreinte remarquable, initiant « The Avengers (Chapeau Melon) », ou la série de SF « Pathfinder » et produisant une dramatique hebdomadaire. Kenneth Adam, Directeur du département télévision de la BBC attire Sidney Newman sur sa chaîne en décembre 1962, avec la mission de revivifier la production de fiction de BBC. ‘‘Sidney a été amené pour redonner de la vie à un département fiction qui se reposait sur ses lauriers depuis un moment,’’ raconte la productrice Verity Lambert. Pour Sidney Newman, la fiction de la BBC était trop élitiste et ignorait les masses, en plus de passer totalement à côté de la réalité contemporaine d’alors.

Les fictions étaient alors essentiellement produites en interne, avec des producteurs et réalisateurs salariés de la BBC. Un département séparé, dirigé par Donald Wilson, gérait l’écriture de scénarios. C’est Wilson qui, au début de 1962, commande un rapport chargé de définir s’il serait opportun de créer des séries de science-fiction, en adaptant des romans du genre. En juillet 1962, le rapport fait le bilan des précédentes expériences de SF sur la BBC, notamment « The Quatermass Experiment » des années 50, mais conclut que l’adaptation d’œuvres littéraires n’est probablement pas la bonne option et suggère plutôt la création de matériel original, en orientant les recherches vers deux sujets principaux : le voyage dans le temps et les télépathes.
A son arrivée à la tête de la fiction, Sidney Newman opère une réorganisation, supprimant la branche dédiée aux fictions jeunesse et instituant seulement trois pôles : les dramatiques, les mini-séries et les séries longues. Sidney Newman place Donald Wilson à la tête des séries longues.

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Sidney Newman

Le directeur des programmes de la BBC a identifié un problème dans la grille des samedis après-midi, une demi-heure où l’audience chute fortement. Il demande en mars 1963 à Sydney Newman et son équipe de lui proposer une nouvelle série longue qui, à 17h15, fera la jonction entre les retransmissions sportives et une émission sur la pop musique très regardée par les jeunes.
Face à cette mission, Donald Wilson ressort les rapports qu’il avait commandés l’année précédente sur de possibles séries de SF.

La conception de « Doctor Who »

La première réunion créative autour de ce projet de nouvelle série de science-fiction se tient le 26 mars 1963 — « Doctor Who » arrivera à l’antenne huit mois plus tard.
Autour de Donald Wilson, Alice Frick et John Braybon, deux des auteurs du rapport sur la SF, sont présents, ainsi que C.E. Webber, scénariste salarié de la BBC. Même si rien n’est encore fixé définitivement, et que plusieurs idées concurrentes flottent encore dans l’air, plusieurs bases de « Doctor Who » naissent dans cette réunion. Ainsi, Wilson suggère que la machine à voyager dans le temps ne devrait pas seulement permettre d’aller dans le passé ou le futur, mais aussi n’importe où dans l’espace. John Braybon propose l’idée d’un groupe de scientifiques venus du futur comme personnages centraux. Tout le monde est d’accord avec l’idée que sept ou huit histoires, divisées en serial de plusieurs épisodes, permettraient de couvrir 52 semaines. Webber est chargé de créer le groupe de personnages principaux. Il en propose trois : un homme et une femme séduisants autour de la trentaine, et un personnage plus mature avec une personnalité marquée.

Au début du mois d’avril, Sidney Newman lit les résultats des travaux, et fait des notes. Il approuve l’idée d’une machine à voyager dans le temps et dans l’espace, mais s’oppose à l’idée de scientifiques. Il veut que la série soit éducative, pour cela il ne faut pas de personnages qui soient au départ trop sachants. Il suggère aussi d’ajouter un personnage d’adolescent au trio formé ‘‘pour se mettre dans le pétrin et faire des erreurs’’. Il aide aussi à définir le personnage mature, un vieil homme échappé de sa planète à bord d’un vaisseau spatial qui permet aussi de voyager dans le temps. C’est lui qui a l’idée du titre, « Doctor Who ».
Webber tente de définir les motivations du personnage. Le Docteur est-il un scientifique du futur effrayé par l’avancé de la science qui a préféré retirer ses billes et voler une machine à voyager dans le temps et l’espace, pour partir à la recherche d’une société idéale, moins scientiste ? Ce personnage tenterait d’empêcher ou retarder les progrès scientifique... Sidney Newman refuse net : ‘‘le Docteur va devenir une figure paternelle,’’ justifie-t-il. ‘‘Pas question qu’il soit réactionnaire’’.
Quelqu’un qui voudrait supprimer ou effacer le futur, alors ? Newman est lapidaire : ‘‘N’importe quoi !’’ annote-t-il dans la marge.

Webber fait une troisième proposition, celle d’un Docteur à la fois fragile et inquiétant qui semble ne pas vraiment se souvenir d’où il vient, mais a parfois des flashes d’une guerre galactique dans laquelle il aurait été impliquée, et craint alors qu’un ennemi inconnu soit encore à sa poursuite. C’est cette version qui sert de base de départ. Webber achève de définir les autres personnages : une jeune fille de 15 ans et deux de ses enseignants un homme et une femme.

Un autre scénariste rejoint l’équipe, James Coburn, chargé d’écrire le deuxième serial, qu’il propose de situer à l’Âge de Pierre. Pendant ce temps, Webber travaille à la première histoire, dans laquelle les personnages seraient miniaturisés. Mais Newman trouve le script faible en rebondissement, sans compter les inquiétudes sur sa faisabilité. Il est annulé et l’histoire de Coburn devient le premier serial. Le scénariste retravaille le premier script de Webber, son prologue, pour l’inclure avant de lancer son intrigue à l’âge de pierre.

La pré-production

La commande du nouveau programme est confirmée. Sidney Newman nomme Rex Tucker producteur ; il est aussi prévu qu’il réalise le premier serial, en quatre épisodes. Mervyn Pinfield est nommé Producteur Associé, en charge de la réalisation pratique du programme. Il est connu pour sa capacité à pousser les limites de ce qu’il est alors possible de montrer à la télévision. Mi-juin, une nouvelle productrice est ajoutée à l’équipe, la jeune Verity Lambert, 27 ans. ‘‘Je ne pensais pas avoir dans l’équipe constituée quelqu’un qui soit juste par rapport au genre d’idiotie et de fun, et en même temps de sérieux et de fond intelligent que je voulais donner au programme,’’ raconte Sidney Newman. Verity Lambert avait auparavant travaillé comme assistante de production avec lui à ABC Television. Il lui fait confiance.
Au départ, Rex Tucker pense qu’elle sera plus ou moins son assistante, mais il est vite détrompé par les faits. Les deux producteurs ne s’entendent pas du tout et ne sont d’accord sur rien. Tucker quitte le projet quelques semaines plus tard, à la fin du mois d’aout. Verity Lambert sera d’une importance cruciale pour la mise en œuvre du programme.

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Verity Lambert

Au même moment, David Whitaker devient le Script Editor (sorte de directeur littéraire) du programme. Il travaillait auparavant au Script Department de la BBC et avait suivi le développement de « Doctor Who ». L’écriture des serial étant confiée à nombre d’auteurs qui ne travaillaient pas à proprement parler ensemble, c’est lui qui a la tâche de garder la continuité et l’intégrité des personnages. Whitaker supervise la fin de l’écriture du premier serial.

‘‘Je peux dire honnêtement que si j’avais eu le choix, je n’aurais pas commandé le premier serial sur les hommes des cavernes,’’ admet Verity Lambert. ‘‘Je trouvais que c’était extrêmement difficile d’y travailler en gardant son sérieux’’. Mais en juin, avec un lancement prévu mi-novembre, il est trop tard pour faire machine arrière.
Pendant l’été, Verity Lambert approche différents acteurs, dont William Hartnell pour le rôle du Docteur. Au début, celui-ci est intrigué par le programme qu’il peine à saisir, mais il finit par se laisser séduire par son personnage. William Russell et Jacqueline Hill (une amie de Verity Lambert) sont sélectionnés dans la foulée pour les rôles de Ian et Barbara. Le réalisateur Waris Hussein repère Carole Ann Ford, la jeune actrice qui accepte le rôle de Susan. Ce personnage a évolué, Webber décidant qu’il était malsain qu’une jeune fille de 15 ans voyage avec le Docteur sans lien de sang. Il en fait sa petite-fille. Les quatre acteurs se rencontrent pour la première fois en septembre 1963, pour un shooting photo à la BBC.

C’est aussi Verity Lambert qui prend en charge l’organisation de la création du thème musical et des images du générique. Il faut un thème immédiatement reconnaissable, qui fasse venir depuis la cuisine ceux qui en entendraient les notes. Elle se tourne vers le compositeur Ron Grainer, à qui elle propose de composer une musique qui sera produite électroniquement par le BBC Workshop. La même approche extrêmement innovante est utilisée pour les images. Le résultat est incroyablement en avance sur son temps et a marqué les esprits. Dont celui de Steven Moffat, qui en parle dans cet extrait inédit d’interview accordé à Comic Con Paris en juillet 2011 :

Le même BBC Workshop créé le son du Tardis se dématérialisant, encore utilisé tel quel dans la série de nos jours.

Le tournage

Le premier jour de répétition a lieu le 23 septembre 1963. A l’époque, un épisode occupe une semaine, selon un rythme simple : les quatre premiers jours, les acteurs répètent, mettant en place les mouvements et le jeu. Le vendredi dans la journée, de dernières répétions techniques ont lieu avec les caméras, très lourdes et imposantes, que les cameramen avaient le plus grand mal à déplacer.
Le vendredi soir 27 septembre 1963, l’épisode est tourné, quasiment dans les conditions du direct : deux heures suffisent à le filmer intégralement.

La construction du décor du Tardis a été confiée à une société extérieure freelance, pour un budget très réduit — 500 Livres avaient été provisionnées à cet effet, 3000 sont effectivement dépensés. Elle fait le maximum avec l’argent disponible, le résultat est apprécié diversement par l’équipe. Malgré ses limites imposées par les réalités pratiques de l’époque, force est de reconnaitre que tant la console hexagonale, son rotor, que les murs alvéolés sont devenus iconiques. Lors du tournage du premier épisode, les doubles portes posent problème, s’ouvrant inopinément.

Dès le lundi 30 septembre 1963, Sidney Newman regarde l’épisode. Il note des remarques assez sévères, et convoque la productrice Verity Lambert et le réalisateur Waris Hussein et les amène à déjeuner. Il leur expose tous ses griefs contre le programme qui a été filmé, nombreux. ‘‘Mais,’’ ajoute-t-il, ‘‘j’ai confiance en vous deux. Alors je vais vous autoriser à recommencer’’.
Mi-octobre, de nouvelles répétitions pour retourner entièrement l’épisode ont lieu. La première version ne sera jamais diffusée (sauf en bonus, trente ans plus tard !), ce qui fait décaler le lancement de la série au 23 novembre.

La décision courageuse de Sidney Newman a permis de filmer un bien meilleur pilote. Mais elle a aussi mis « Doctor Who » en danger : les dépassements de budget sont sévères. Les responsables des programmes de la BBC Donald Baverstock et Joanna Spicer commencent à s’inquiéter : la série peut-elle vraiment être produite dans le budget alloué ? Il est envisagé de stopper la production après le tournage du premier serial en quatre épisodes. Le directeur de la fiction Donald Wilson monte au créneau pour défendre la série, pointant le manque de soutient qu’elle a reçu de la BBC hors du département fiction. Il demande une décision immédiate sur la production de nouveaux épisodes. La réponse ne se fait pas attendre : constatant les dépassements très important de budget, Baverstock impose par écrit l’arrêt de la production après quatre épisodes. Il s’absente alors pour trois semaines et suggère de profiter de cette période pour imaginer un nouveau programme plus économique.
Verity Lambert est convoquée dans le bureau de Joanna Spicer. La productrice argumente : le projet était de concevoir une série longue, diffusée toute l’année. Le décor du Tardis est prévu pour être amorti sur 48 épisodes d’une demi-heure. A ces conditions, elle assure qu’elle peut tout à fait produire « Doctor Who » pour le budget moyen fixé à 2500 Livres par épisode. Lambert signe des engagements en ce sens. Spicer lui indique finalement que dans ces conditions, Baverstock approuvera la commande d’un total de 13 épisodes.

Un deuxième serial est écrit par Terry Nation qui introduit les Daleks. Le script editor David Whitaker se charge de l’écriture des épisodes 12 et 13, un huis clos à bord du Tardis, « The Edge of Destruction », diffusé au cours de la Nuit Doctor Who sur France 4, qui permet d’équilibrer le budget. Le tournage hebdomadaire se passe désormais bien, et ces nouveaux scripts sont très bien accueillis par la BBC. A la veille de la diffusion du premier épisode, le 22 novembre 1963, Donald Baverstock commande 13 épisodes supplémentaires.

Le même jour, le Président Kennedy est assassiné. Le lendemain samedi 23 novembre, le premier épisode, « An Unearthly Child », est diffusé. A cause de cette actualité intense, seuls 4,4 millions de téléspectateurs le regardent. Il est décidé de le rediffuser le samedi suivant avant la deuxième partie pour donner toutes ses chances à la série. L’audience atteint 6 millions de téléspectateurs. Le serial de Terry Nation introduisant les Daleks la porte à 10 millions.

« Doctor Who » est lancée, et bien lancée. Elle continue aujourd’hui. Ce sont ces cinquante ans d’histoire que se propose de vous raconter la Nuit Doctor Who, un événement diffusé ce soir à partir de 20h35 sur France 4. Présentée par Louise Eckland, conçue et écrite par Alain Carrazé et Romain Nigita, cet événement unique à ne surtout pas manquer, produit par 8 Art Media, vous accompagnera jusqu’au petit matin. Suivez la Nuit ici même au Village, avec des critiques des épisodes diffusés, et sur notre fil Twitter, où nous la commenterons en direct.

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Post Scriptum

Source de cet article : "Doctor Who : Origins", document écrit et produit par Richard Moleswarth - BBC Worldwide 2006.

Dernière mise à jour
le 19 mai 2012 à 10h15