ON LIT AUSSI — Mainstream
‘‘Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias’’
Par Sullivan Le Postec • 8 septembre 2011
Le chercheur et journaliste Frédéric Martel signe une enquête passionnante et accessible, à propos du ‘‘soft power’’ : la guerre feutrée, mais mondiale, de la culture de masse.

Au Village, c’est avec un angle restreint, celui de la fiction télévisée européenne, que l’on observe la culture populaire. Et nous vivons une ère de mondialisation accentuée de la télévision, qui se manifeste tant par la multiplication des coproductions internationales que par le fait que les scénaristes et réalisateurs voyagent de plus en plus pour collaborer à des séries de divers pays, quelle que soit leur nationalité de départ. Le livre de Frédéric Martel — plus de 500 pages qui se lisent comme un bon roman — permet une prise de recul et une remise en perspective bienvenue.

D’abord publié chez Flammarion en mai 2010, avec le sous-titre ‘‘Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde’’, « Mainstream » est ressorti en poche juste avant l’été, dans une édition augmentée chez Champs Actuel, sous le nouveau sous-titre ‘‘Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias’’.

Le livre de Frédéric Martel est le fruit d’une impressionnante enquête sur les univers des médias et de la culture de masse d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Commencée aux États-Unis, d’Hollywood à New York en passant par Nashville, sans oublier les interminables banlieues, suburb et exurb, et leurs centres commerciaux et multiplexes géants, le travail de Martel le conduit à un tour du monde. De Taïwan et Hong-Kong à Pékin, de Tokio à Bombay, jusqu’au Caire, Dubaï ou Riyad. Le tout avec des escales en Amérique du Sud, en Afrique — et même, oui, jusque dans la vieille Europe. Frédéric Martel a traversé 30 pays et interrogé 1250 personnes. La liste, qui compte une bonne part des plus importants décisionnaires des industries culturelles, est disponible sur le site de l’auteur.
De cette impressionnante base documentaire, l’auteur tire une enquête-récit, qui met en lumière les enjeux actuels du secteur.

Ce n’est pas la première fois que je lis du Frédéric Martel, auteur du « Rose et le noir : les homosexuels en France depuis 1968 » (Seuil, 1996). Il a une qualité, qui est précisément cette approche basée sur les rencontres de terrain. Mais il a aussi un défaut récurrent, qui est une certaine incapacité à faire la différence entre le fait et l’opinion. C’était parfois horripilant dans « Le Rose et le Noir », où bon nombre de points de vue extrêmement subjectifs étaient présentés comme une version objective de l’Histoire.
Mais ce travers se fait discret dans « Mainstream ». D’abord, l’ouvrage est entièrement écrit à la première personne, et ne joue donc pas l’ambiguïté sur sa part de subjectivité. Celle-ci est en outre davantage contenue, et il faut dépasser les 200 pages pour que Frédéric Martel expose finalement que pour lui, ce sont les process et l’industrie de la culture populaire qui sont intéressants, et certainement pas les œuvres.

Ceci posé, « Mainstream » constitue une description fascinante de notre environnement culturel, et le récit de la manière dont la culture américaine s’est imposée dans la deuxième moitié du XXème siècle comme la culture partagée, commune, et ce quasi partout dans le monde.
Organisation et stratégie des studios, hyper-pragmatisme de la régulation qui ne freinera jamais l’implantation des industries culturelles américaines sur un nouveau territoire (des ententes anticoncurrentielles qui seraient interdites sur le territoire américain sont nombreuses ailleurs dans le monde), importance stratégique accordée au plus haut niveau au “soft power”, mais aussi veille constante et capacité étonnante à transformer les nouvelles tendances de niche en culture mainstream : la machine culturelle américaine est décrite avec beaucoup de détails et d’acuité. Martel revient aussi longuement sur le basculement de la critique américaine, porté par des pionniers comme Pauline Kael, qui a ringardisé le discours de la séparation entre la culture et le divertissement. En jugeant les œuvres selon leurs mérites propres, et non plus selon des critères élitistes tenant compte avant tout du public auxquelles elles s’adressent, ils ont installé une fracture nette entre les États-Unis et l’Europe snob, drapée dans la certitude de sa supériorité. Ils ont ainsi largement participé à l’influence mondiale de la culture américaine, et au déclin marqué de la seconde.

Cette description détaillée du géant culturel américain offre une remise en perspective des difficultés que nous relations au fil des mois sur ce site, celles de la création d’une fiction télévisée moderne et ambitieuse en France. Au-delà des erreurs stratégiques des uns et des autres, on réalise aussi l’importance de facteurs structurels, tels que la démographie. Les pyramides des âges européennes et américaines sont très différentes. La proportion de jeunes américains par rapport au reste de la population leur permet d’exercer une influence déterminante, là où l’Europe est soumise aux plus de soixante ans.

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Frédéric Martel
Photo : Radio France - Christophe Abramowitz

Après avoir étudié le géant américain, Frédéric Martel nous embarque dans un tour du monde, pour s’intéresser à tous ces concurrents qui ambitionnent de le faire vaciller. On part alors à la découverte de sujets moins connus : la bataille de la J-pop et de la K-pop (les musiques pop du Japon et de Corée), les ambitions de Bollywood, la politique culturelle chinoise, les tentatives de structuration des pays arabes, et l’émergence d’Al Jazeera. Dans leurs réussites et leurs limites (qui reviennent très souvent à la question des barrières linguistiques), ces études de cas sont passionnantes.
En fin de parcours, le livre revient sur les difficultés de l’Europe et de sa juxtaposition de villages gaullois, dans ce nouveau contexte de culture mainstream mondialisée. Un chapitre dans lequel l’anecdotique devient pleinement révélateur évoque le cas de la Belgique, où il n’y a pas de Ministère de la Culture fédéral, mais un ministre par région linguistique : francophone, flamande et germanophone, auxquels s’ajoutent trois autres pour la région multiculturelle de Bruxelles.

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En fin d’ouvrage, Frédéric Martel expose sa conclusion personnelle : il ne croit pas réellement à l’émergence d’un concurrent en mesure de surpasser les États-Unis, qu’il voit se maintenir comme le quasi-unique producteur de culture partagée au niveau mondial.
Mais il n’est pas interdit de penser qu’à ce niveau, il est trahi par sa passion pour les tuyaux au détriment des contenus. La dégringolade qualitative du cinéma hollywoodien qui s’est amorcée il y a quinze ou vingt ans, alors que le marketing prenait le pouvoir sur les créatifs, et qui atteint aujourd’hui un point critique qui fait que le public ressort plus souvent frustré que ravis des salles, sans parler du phénomène similaire qui est en train d’atteindre la télévision, pourrait-il avoir plus de conséquences qu’il ne l’imagine ? L’Asie, en tout cas, est pleinement consciente des opportunités qui s’ouvrent. Et il ne faut pas négliger la rapidité avec lesquelles les roues peuvent tourner. Dans les premières années de XXe siècle, les États-Unis se demandaient encore comment réagir à l’impérialisme culturel français, et à ses westerns tournés en Camargue, qui passionnaient le public américain...

Quoiqu’il en soit, « Mainstream » est un ouvrage à lire absolument.

Post Scriptum

« Mainstream, enquête sur la guerre globale de la culture et des médias »
De Frédéric Martel.
Champs actuel. 2011. 581 pages. 9€