La "judiciarisation" de la télévision française
Quand le quatrième pouvoir empiète sur ses trois cousins...
Notre système judiciaire est indépendant des pouvoirs exécutif et législatif qui l'escortent, au bonheur du plus grand nombre, le long des dignes sentiers de la République. Voici l'éthique démocratique, théorique, textuelle, aisément contournable par ceux qui y voient leur intérêt quotidien, le Graal bancal de Montesquieu, qui permettent à la France de régulièrement se masturber le nombril, si fière d'exhiber son axiologie politique comme la plus aboutie qui soit au monde dans le domaine de la blablaterie parlementaire. Qu'importe, la Sainte Trinité se verrait rapidement affublée d'un quatrième acolyte : le pouvoir médiatique, qui selon la conjoncture de l'instant ou la péristase boursière, qui selon les positions partisanes des uns ou bien les ambitions idiosyncrasiques des autres, n'aurait de cesse d'osciller entre le statut de concurrent direct des triplés et celui de voisin de pallier très serviable à leur encontre.
Mais les temps ont changé. Le pouvoir télévisuel, c'est-à-dire médiatique - presses et radios se partagent les restes qui tombent de la table - ne se contente plus uniquement d'exister au même titre que ses partenaires. Aujourd'hui, assoiffé du désir de paraître indispensable, il empiète sur leur rôle social : en jugeant arbitrairement des sujets nationaux pertinents, au travers de bulletins d'informations qui ressemblent davantage à une série d'anecdotes passionnelles qu'à un état des lieux, il décide en solitaire des débats qui auront droit de cité dans les assemblées représentatives. Ainsi, la lutte contre ce que l'on nomme antisémitisme apparaît du jour au lendemain dans le cahier des charges politique, quelques semaines seulement après que nos chers journalistes aient découvert le phénomène et se soient focalisés sur cette mode sinistre des nouveaux fascistes. Ainsi, la multiplication récente des reportages et émissions consacrées à l'homosexualité relance la verve de la non-discrimination dans les hémisphères officiels, avec à la clef des consensus entre partis qui laissent songeur quant à l'identité réelle des tenants du pouvoir dans nos sociétés d'ultra-information - et par extension cynique de super-désinformation.
En 2004, le pouvoir télévisuel fait le contenu des discussions entre législateurs et trie les thématiques qui seront par la suite traitées dans les couloirs sénatoriaux. Ses armes, les images, sont plus efficaces que n'importe quelle régulation de la pensée par le juridique : elles sont un vivier inépuisable d'émotions extrêmes et par conséquent des générateurs de simplisme. La télévision aime la vulgarisation nocive, et les politiques de renchérir sur cette avarice cognitive à des fins électoralistes. Mais à vrai dire le pouvoir télévisuel n'en était pas à son coup d'essai : non content de phagocyter la substance intellectuelle du pouvoir législatif à des degrés jusque là insoupçonnés, il pouvait tout autant faire élire un chef d'Etat si l'envie lui prenait, à grands renforts de paranoïa sécuritaire entre deux lancements de Jean-Pierre Pernault. Il ne s'est pas gêné pour le faire, et aujourd'hui ne souhaite visiblement pas vous laissez le choix quant à l'adoption ou non de la Constitution Européenne : vous voterez ce que le pouvoir télévisuel vous dictera de voter. Pouvoir télévisuel qui par ailleurs est le seul des quatre frangins à approcher sans camouflage le degré zero de la démocratie : la société n'a aucune influence autre qu'économique sur l'instance télévisuelle, en revanche cette dernière a toute emprise sur la collectivité, chez l'ouvrier précaire comme chez le cadre supérieur aisé, chez le marmot fan de Harry Potter comme chez la grand-mère équipée d'un brumisateur. La démocratie selon la télévision française, c'est le principe scrupuleux d'égalité dans le traitement dédaigneux : tout le monde se fait enculer à la même enseigne par les faiseurs d'opinion.
Les pouvoirs exécutif et législatif ? Ils suivent et courbent l'échine devant leurs nouveaux maîtres sans visages, qu'ils détestent et vénèrent au cours d'un même tango. La stratégie individualiste du maintien de l'ordre politique n'est pas loin, puisque la télévision peut décider du début et de la fin de carrière de chaque col blanc qu'elle capte à travers son objectif. Alain Juppé est pris d'une diaphorèse critique à l'aube d'un procès concernant ses récurrentes magouilles ? Il s'invite sur TF1 et verse des larmes de crocodile en direct pour émouvoir le peuple d'en bas. Laurent Fabius constate dans les sondages que les français le trouvent de plus en plus ringard ? Il vient vanter les mérites de Star Academy sur France 3 dans une tentative de complicité populaire. On constate que le politique a besoin des médias alors que les médias n'ont pas besoin du politique, ce qui tend à démontrer que le rapport de forces impliqué dans la dynamique sociale - du moins à l'échelon national - est clairement à l'avantage du pouvoir télévisuel, véritable décisionnaire de l'institution française, et qui pourtant ne prendra jamais rien d'autres que des décisions indirectes, non-codifiées, déformalisées et qui se manifestent concrètement par l'émergence de problèmes préalablement construits avant d'être jetés dans la sphère civile. En d'autres termes, le politique ne tondra le gazon du jardin public que si le pouvoir télévisuel, le pouvoir ultime pour lequel nous ne votons pas, décide de faire en sorte que ce gazon devienne un sujet de préoccupation inquiète dans tous les foyers, y compris ceux qui n'ont jamais mis pied dans un jardin public.
Il y a quelques décennies disait Bourdieu, certaines différenciations existaient encore entre l'information proposée par telle ou telle chaîne, du fait d'orientations distinctes : aujourd'hui, les contraintes de l'audimat poussent les rédactions à la moyennisation du discours, et donc à la dépolitisation de l'information. La télévision, désormais dénuée de toute altérité, devient un même organe unifié : la condition sine qua non à la formation d'un quatrième pouvoir aussi voire plus puissant que les précédents, et qui puisse interférer indirectement dans le monde exécutif, législatif et judiciaire. Dernière évolution moderne, toute aussi effarante, celle d'une judiciarisation métaphorique du pouvoir télévisuel. Deux tendances sont à constater sur ce point : d'abord la télévision qui juge et la télévision qui confère à ses spectateurs le pouvoir de juger. Exemple parfait de TF1, l'émission Sans Aucun Doute présentée par Julien Courbet, celui que certains mauvais humoristes mandatés par le CSA surnomment le Zorro du PAF.
Ici la présomption d'innocence, pourtant droit français fondamental, n'existe plus - après tout les noms des personnes ne sont pas donnés direz-vous. L'animateur expose le méchant escroc et son méfait devant une foule de plusieurs millions de vilipendeurs qui huent le monstre à tue-tête. Acculé par un Julien Courbet egocentrique entraîné à l'exercice - et de surcroît entouré d'une tripotée d'avocats - le bonhomme qui ne peut pas placer un mot assiste au déballage en public du préjudice. Non nous ne sommes pas dans un tribunal mais sur un plateau de télévision où un animateur se substitue à la justice en prétendant être d'utilité publique. Ce statut auto-proclamé lui permet donc de faire avouer à quelqu'un ses crimes devant des millions de spectateurs, de pratiquer le chantage et la menace dans la résolution de litiges qui relèvent du pénal, bref de faire le juge avec sa notoriété en guise de robe de magistrat. Déjà déontologiquement douteuse lorsque l'on navigue dans la fraude commerciale, cette démarche s'avère franchement ignoble lorsque l'émission se met soudainement à traiter de rapts d'enfants, de viols ou du calvaire d'handicapés divers, le tout sur un ton mélodramatique déplacé. Judiciarisation de la télévision aussi, lorsque Monsieur Untel vient s'expliquer en direct à la télévision dans On Ne Peut Pas Plaire A Tout Le Monde sur France 3, à la veille ou à l'issue d'un procès, dans le but d'avoir l'opinion publique dans sa poche en cas de pépin. Marc Olivier Fogiel quant à lui court surtout après son scoop de merde et ne songe pas un instant à l'entrave à une justice équitable qu'il soutient - la présomption d'innocence ignorée sur TF1 devient à l'inverse un alibi à l'exhibition sur France 2 et France 3. Mais tout le monde n'a pas le CV nécessaire pour avoir le droit de se défendre à l'écran. Les spectateurs quant à eux peuvent aussi devenir juges, lorsque l'on sollicite leurs appels téléphoniques pour des votes stupides sur M6. La pseudo-interactivité invoquée cache en fait un pseudo-pouvoir narcissique.
Il ne s'agit surtout pas de prendre le parti des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire mais simplement d'effectuer le constat d'une société télévisuelle omniprésente et de plus en plus persuadée de sa légitimité dans l'action juridico-politique. Un quatrième pouvoir qui contrôle les trois qui lui ont précédé, infiltre les structures politiques et législatives tout en endormant le simple spectateur avec de la guimauve ou de la peur ? C'est ce vers quoi la France avance à vive allure. A quand le PDG d'une chaîne hertzienne en compétition aux élections présidentielles ? Jamais, en cas de victoire il y perdrait du pouvoir.