BUSINESS — La télévision connectée, amie ou ennemie ?
Les pontes du PAF en débattent.
Par Dominique Montay • 2 mai 2011
Retour sur le colloque sur la télévision connectée ayant eu lieu au musée d’Art Moderne du Quai Branly. On n’y étais pas, mais merci Internet...

Quelques heures après la mise en ligne de notre article sur Netflix, le CSA a réalisé une table ronde sur la télévision connectée. Crainte des puissants face à notre pavé dans la mare ? Envie d’éteindre un feu qu’on avait allumé ? Non, rien de tout ça, c’était prévu de longue date. Et grâce au compte twitter de Satellifax, les internautes pouvaient suivre le colloque. C’est notre cas.

Colloque, épisode 1, Saint Nicolas, priez pour nous

Au niveau des invités de la première partie, du lourd. Pierre Danon, numéricable ; Laurent Sorbier, MySkreen ; Vincent Dureau, Google TV (ou le mal incarné) ; Matteo Maggiore, BBC Worldwide (ces branquignols de britanniques) ; Alain Weill, NextRadio (l’ennemi)… vous ne trouvez ça pas lourd ? non ? alors accrochez-vous, voilà les deux noms qui assoient le colloque : Xavier Couture d’Orange (les maîtres du monde) et… Nicolas de Tavernost, dois-je le signaler, M6. Ce bon vieux Nicolas, le dernier artisan de la télévision, celui qui continue à faire de la télé à l’ancienne (enfin, pour pas cher).

Alors que s’est-il dit, en substance (encore une fois via le compte twitter de Satellifax) dans ce colloque ? Déjà, et c’est heureux, tout le monde semble accueillir la télévision connectée comme inéluctable. Une chance pour certains comme Dureau, forcement, une fatalité pour d’autres comme… Nicolas de Tavernost.

D’après Nicolas, la télévision connectée va créer deux problèmes de taille. Deux problèmes qui nous permettent de comprendre deux choses sur de Tavernost : d’un, il n’y connaît rien en télévision connectée, et de deux qu’il a peur de la télévision connectée. Il a évidemment peur, en premier lieu, du piratage. Et oui, c’est connecté à internet, une télévision connectée. Et sur internet, on télécharge. Et si on télécharge, on pirate, c’est bien connu. A l’heure ou les stations d’enregistrements sont bridées pour ne pas capter les signaux émis pas les chaînes numériques, en quoi la télévision connectée serait-elle une passerelle de plus (à l’égal d’un client Torrent) pour la piraterie ? Et il a peur de quoi d’autre, monsieur de Tavernost ? De l’hyper-choix.

Bien sûr.

De Tavernost est le meilleur client de ce genre de craintes. Son fond de commerce tient la route parce que la concurrence ne fait qu’offrir la même chose que lui en plus coûteux. Si la télévision devient un organe de proposition et non de diffusion, les craintes sont grandes pour la petite chaîne qui monte, qui monte. La solution du patron d’M6 : ne pas de multiplier les chaînes, mais valoriser les marques (donc, pourquoi pas un retour à 7 chaînes ?) et de, je cite le fil twitter « Adapter les règles poussiéreuses qui nous régissent aujourd’hui ». Vous avez compris ? mais oui, Nicolas nous reparle très certainement des quotas de fictions françaises. Histoire de pouvoir vivre de ses émissions peu coûteuses et des séries américaines multi-rediffusées.

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Nicolas de Tavernost
Un président presque parfait

Heureusement autour de la table, tout le monde n’était pas de cet avis. Si Xavier Couture a l’intelligence de constater que les chaînes de TV « sont des intermédiaires périssables » et qu’on ne pourra pas arrêter cette évolution (même si certain vont essayer, faites-leur confiance), il balance tout de même que s’il veut bien que les groupes comme Orange aident la création, il ne faut pas prendre les opérateurs télécoms pour des vaches à lait. Et ce même si leurs marges sont ahurissantes.

Alain Weill se pose en opposant modéré au discours de de Tavernost (de de, hi-hi). Il pense qu’il faut élargir l’offre sur le réseau français, mais avec des nouvelles chaînes qui n’agressent pas les existantes. On se surprend en lisant cela. Ne pas agresser les chaînes-mères ? (W9 pour M6, NT1 et TMC pour TF1) C’est déjà le cas. Ne pas agresser les concurrents ? Encore une de ces situations où les grands groupes décident d’un pacte de non agression qui ne stimulerait rien sinon leur portefeuille.

Vincent Dureau, de Google TV, tout en essayant de ne pas se poser en ennemi (« Les chaînes internet ont pour but de compléter l’offre des chaînes classiques »), prône tout de même l’idée d’offrir une plateforme ouverte. Il parle aussi de l’exemple de Netflix, qui est présent chez 1 foyer américain sur 5. Une affirmation qui soulève le problème d’avancée technologique européen sur le sujet des installations des réseaux de communications.

Matteo Maggiore se plaint que sur 1 million de téléviseurs connectés vendus, seuls 10% sont… connectés. Pierre Danon stigmatise les inégalités de territoire, 5% de ses abonnées utilisant 55% de la bande passante (on se croirait à un colloque sur les richesses mondiales). Il pointe du doigt le retard de l’Europe à ce niveau. La télévision connectée ne pourra se faire que si les installations sont de qualité, ce qui est loin d’être le cas. Et bien voilà un axe pour ralentir cette évolution : le technique ! De là à ce que nos amis de chez M6, TF1 ou autres essaient de voir avec le gouvernement s’il n’est pas possible de freiner les rénovations par un texte de loi bien senti… c’est du mauvais esprit, soit, mais jusqu’ici, aucun exemple ne vient contre-dire cette négativité de propos.

Plutôt que de réfléchir à comment épouser ce changement, certains patrons semblent donner l’impression de vouloir se battre contre lui. Et comme le dit Laurent Sorbier de MySkreen, « On n’a pas beaucoup le temps, ça va aller très vite ».

On l’espère.

Colloque, épisode 2, Nonce Paolini, prêt pour la guerre

Deuxième round, on garde la table, on change les intervenants. Nicolas Curien, membre de l’ARECP ; Jérémie Manigne, directeur de l’innovation, service et contenu chez SFR ;Jean-Claude Thierry, président de Bolloré ; Xavier Spender, président de l’ACCeS ; Eric Surdej, président de LG France. Et pour le big match, dans un coin, il préside le site de flux en streaming le plus connu de France, il pèse un certain poids et mesure une certaine taille, Martin Rogard. Dans l’autre coin, il préside la plus grande chaîne d’Europe, il est corse et aime attaquer avant d’être attaqué, Nonce Paolini.

J’espère qu’au CSA, ils ont vu « Deadwood ». Pas parce que c’est l’une des meilleures séries des dix dernières années. Pas pour avoir compté le nombre de fois où ils disent FUCK. Non, parce qu’Al Swearingen y explique assez souvent comment retirer une tache de sang sur le parquet. Et entre Rogard et Paolini, du sang, il y en a eu. Et heureusement qu’il y avait d’autres intervenants pour montrer un peu de calme et de pondération.

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Nonce Paolini
Il cause pas, il flingue

Xavier Spender pense que « la TV connectée est plus une chance qu’un risque ». Jémérie Manigne souligne après tout qu’ « elle existe via les box ADSL depuis 10 ans » (en même temps, il bosse chez SFR, il ne va pas dire le contraire), et ce même si Jean-Claude Thierry doute de l’arrivée rapide de la TV connectée (comme quoi on a du mal à s’accorder dans le milieu). Eric Surdej annonce avec humour que « le CSA s’est assuré une charge de travail de 3 ans avec ce sujet ».

Jérémie Manigne pointe du doigt la difficulté de légiférer une avancée technologique, que le temps d’évolution de l’un et de l’autre n’est absolument pas synchrone. « La régulation doit stimuler et non contraindre », dit-il. De belles idées pour la régulation, le cheval de bataille d’un Paolini prêt à en découdre.

Histoire d’exposer la marginalité du produit, Paolini annonce 200000 télé connectées en service en France. Avant d’asseoir son propos principal : il trouve injuste de mettre en concurrence la télé traditionnelle, soumise à des lois strictes et internet, un monde sans loi (ni foi ?). Comme exemple parlant, Paolini s’en va citer MEGAUPLOAD et ses serveurs Hong-Kongais qui ne font rien qu’à mettre à dispo des séries qu’on diffuse en piratant et que c’est pas bien tout ça tout ça. Paolini embraye le braquet de son pote de Tavernost (on n’a pas les mêmes chaînes, mais on a les mêmes idées), en associant Internet au piratage. Il le voit même comme l’expression du mal absolu, vu qu’il n’y a aucune règle (Internet, c’est le Far West). Comme de Tavernost, il n’y connaît pas grand-chose sur le sujet puisque, quand on lui parle de Télévision connectée, il l’associe à un site d’échange de fichiers, ce qui n’a rien à voir empiriquement et techniquement.

Forcément, sur un sujet pareil, Martin Rogard riposte, arguant que si les règles ne sont pas les mêmes sur la télé traditionnelle et sur internet, elles existent aussi, elles sont juste différentes. Que si ces règles sont aussi strictes, c’est aussi parce qu’elles sont la contrepartie des fréquences allouées aux diffuseurs. Rogard annonce ne pas vouloir « polluer les images des autres, notre marque est assez forte pour s’imposer », avant de finir sur une annonce : Dailymotion veut offrir d’autres services en mode linéaire.

S’en suivent des échanges assez peu cordiaux entre les deux hommes, au sujet des audiences de WAT et Dailymotion. Le ton monte vraisemblablement, et Paolini se permet un « Je trouve intéressant qu’un groupe qui a bâti son succès sur le piratage donne des leçons » très cavalier et offensif. Paolini enchaîne en rappelant qu’il n’a rien à craindre des Dailymotion et compagnie, mais rappelle que les contenus diffusés doivent être dûment rémunérés. On en revient toujours à la même chose : l’argent. Pas ce que je peux faire pour améliorer mon contenu et continuer à gagner de l’argent dans dix ans, mais continuer à capitaliser mes succès du passé en essayant de gratter à droite et à gauche.

La vision d’internet de Paolini est mal informée et volontairement rétrograde, fonctionnant sur la crainte de ne pas maîtriser un adversaire. Même idée force que de Tavernost. Internet=piratage. Il ne faut pas oublier que dans ce genre de match, Internet reste invaincu. Internet vs Presse, victoire d’Internet, la presse a mis tellement de temps à s’adapter que certains groupes restent en souffrance, et des titres ont disparus. Internet vs Musique, combat en cours, avantage Internet, les patrons de majors sont tellement engraissés qu’ils ne se remettent pas en question et préfèrent forcer les gouvernements à passer des lois pour taper sur ceux qui téléchargent illégalement, plutôt que de créer une réelle offre payante.

Mais pas de crainte, Nonce Paolini est prêt à en découdre, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est motivé, prêt pour la guerre. Bon vent, Nonce. Le mot de la fin de cette table ronde revient à Michel Boyon, du CSA, qui lui, prône un vrai discours pacifiste. Pour lui, le mariage TV-internet est déjà ancien, la TV connectée sera même une cure de rajeunissement pour la télévision. Qu’il faudra, pour la concurrencer, améliorer les services de catch-up.

Et enfin, Michel Boyon dispense une phrase qui prouve qu’il est plein de bon sens, ou qu’il lit assidûment Le Village : « La France seul pays ou la fiction américaine est plus regardé que la fiction patrimoniale ». Depuis le temps qu’on dit que c’est un problème...

Colloque, épisode 3, Méheut, l’empire crypté contre-attaque

3e round, axé sur le financement. Dans l’arène, Eric Garandeau, président du CNC ; Jacques Toubon, Délégué de la France pour la fiscalité des biens et services culturels ; Philippe Citroën, Sony ; Bertrand Méheut, Canal+ ; Rémy Pflimlin, France Télévision ; Jean-Paul Baudecroux, PDG de NRJ ; Marc Tessier, Vidéofutur ; Maxime Lombardini, Directeur Général Iliad ; Frederick Goldsmith, Directeur Général de l’association des producteurs de cinéma et Pascal Rogard, SACD... une liste qui serait impossible à lire sans ponctuation tant elle est longue.

Les craintes sont les mêmes et tiennent dans les réflexions de Jacques Toubon, forcément au fait des nouvelles technologies à 69 ans. Si le flux de programmes est non linéaire, comment le réglementer, et comment financer tout ça ? Philippe Citroën embraye sur le même principe de crainte. Si on peut naviguer partout sur internet d’un écran de télévision, comment le réglementer.

Pour Pascal Rogard, la télévision connectée sous-entend moderniser certaines règles. Il a peur de voir la télé connectée devenir le fer de lance du piratage. Il aimerait que Google et compagnie ne fassent pas apparaître les liens piratés en tête dans les recherches de films. L’accumulation devient claire. Le débat dévie considérablement. De réflexion sur la télévision connectée, la plupart des intervenants ont fait dévier sur internet, inlassablement. Sont-ils capables de proposer des solutions alternatives convenables pour le consommateur afin qu’il soit moins attiré par le téléchargement illégal ? Les expériences précédentes nous laissent à penser que non, et ce discours encore une fois rétrograde et plein de préjugés sur le net nous laisse penser que définitivement, non, le salut ne viendra pas de la télévision connectée.

Heureusement, cette troisième partie offre des analyses plus rassurantes. Le moyen de Rémy Pflimlin et de Bertrand Méheut pour "combattre" la télévision connectée et son offre gargantuesque et non maîtrisable ? La fiction maison (enfin !). « L’hyper-choix va renforcer le rôle des marques. Notre stratégie est d’avoir des programmes exclusifs, locaux » Méheut. « La tv connectée est une formidable opportunité d’enrichir nos contenus » Pflimlin. « Nous allons renforcer nos investissements dans des contenus exclusifs » Méheut. Et c’est Bertrand Méheut qui nous fait le plus plaisir avec une citation qu’on croirait toute droit sortie d’un de nos articles : « C’est une erreur pour les chaines gratuites de diffuser des séries US où elles peuvent être très facilement concurrencées »

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Bertrand Méheut
Je viens de réaliser que le visage de monsieur Méheut cache le nom de sa chaîne jusqu’à créer un petit quiproquo. Mais j’assume.

Il est certain que s’extasier devant des analyses qui tombent sous le sens en dit long sur l’épaisseur des œillères qui ornent les visages des autres dirigeants de chaînes. Si la politique de Pflimlin est encore impossible à jauger, celle de Méheut a le mérite d’être clair depuis quelques années. Sa chaîne diffuse des séries américaines, oui, mais aussi des fictions maisons qui (sans parler de leur qualité) assoient l’identité de la chaîne et la situe en place forte de la création française. De chaîne organe de diffusion elle devient organe de création. Ce qu’on voit sur Canal+, on ne le voit pas ailleurs, donc ici, l’offre délinéarisée ne peut se poser en concurrente.

De plus, Méheut annonce vouloir aussi se lancer dans l’offre non-linéaire, histoire de ne pas manquer le train de l’évolution. Un président de chaîne décidé, au moins dans la parole, d’évoluer dans le bon sens, à mille lieux de Nicolas de Tavernost, qui, dans une citation reprise par l’Express issue du même colloque : « La fiction est très protégée. Revenons à l’essence de la TV, à la TV "live" ». Avis aux Frankenstein en herbe, si vous voulez ressuciter les Carpentier, quelqu’un veut bien les embaûcher (mais pas cher...)

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Jacques Toubon
Au top de la technologie ! (photo non issue du colloque, l’appareil tenu peut varier selon les situations...)

Et Jacques Toubon, dans tout ça ? Force est de constater qu’il n’a rien perdu de son sens de l’envolée lyrique : « L’écran ne nous parlera plus, c’est nous qui parlerons à l’écran ». Pour lui dire quoi ? Change de chaîne ?

Post Scriptum

Cet article a été réalisé sur la base du fil twitter de Satellifax. Les citations sont issues de ce fil, et en aucun cas des citations enregistrées ou retranscrites sur place (parce que nous n’avons pas été invités), issues de minutes officielles, ou retranscrites d’une retransmission sur internet. Parce que quand on parle de la TV connectée au CSA, on ne retransmet pas sur internet...