L’HOPITAL ET SES FANTÔMES — (Riget)
"Ici le Danemark, excrété du calcaire. Là-bas, la Suède, ciselée dans le granite... Saloperie de Danois" Stig Helmer
Par Dominique Montay • 11 février 2012
L’enfer s’invite dans un grand Hôpital du Danemark, et c’est Lars Von Trier qui nous en parle. Retour sur ce classique de la télévision nord-européenne, diffusé en 1994.

1994. Danemark. Lars Von Trier n’est pas encore le mégalomane dogmé qu’on connaît aujourd’hui. Juste un réalisateur talentueux et expérimentateur rongé par les névroses. « Europa », « Epidemic », des courts-métrages et un rôle récurrent dans une série locale lorsqu’il était enfant. C’est avec ces bagages qu’il se lance dans un projet assez atypique, mais au final fondateur pour le jeune auteur qu’il est. Pour la chaîne nationale danoise DR, il va donc donner naissance à « Riget », connu dans notre pays sous les titres « The Kingdom » (pour sa diffusion au cinéma) et « L’hôpital et ses fantômes » (pour sa diffusion télé). Un titre français assez ignoble. C’est sous ce titre qu’est sorti en 2008 le coffret DVD de l’intégrale de la série. Un OTNI (objet télévisuel non identifié) bon à revoir, et indispensable à découvrir.

Le grand hôpital de Copenhague a été construit sur des anciens lavoirs. Un lieu autrefois baigné dans les croyances et l’ésotérisme, et dorénavant dominé par la science. Comme le dit le pré-générique, les fondations de l’édifice sont en train de se craqueler et les esprits et autres démons s’apprêtent à se réveiller et à ouvrir les portes du Royaume (Riget en français) pour en reprendre le contrôle. Ne pas se tromper, avant d’être une œuvre d’auteur, « L’hôpital et ses fantômes » est une série de genre. Une série d’horreur. Des fantômes, des montres difformes, des images choquantes, tout est là.

Des personnages détestables

« Riget », c’est aussi une galerie de personnages très forte, au centre de laquelle se trouve un médecin joué par Ernst-Hugo Järegard. Stig Helmer. Chirurgien suédois mis dehors de son pays après s’être attribué les mérites d’un autre médecin dans un livre. Arrogant, détestable, raciste (il hait viscéralement les danois), il est tellement abject, ses actions sont si impardonnables (il a transformé, à la suite d’une erreur médicale, une petite fille en légume sans ressentir autre chose que la peur des sanctions) qu’on en vient à l’adorer en tant que personnage alors qu’on hait l’humain. Stig vient travailler en BMW, et afin qu’on ne lui pique pas ses enjoliveurs, il monte dans l’hôpital avec. Stig finit presque systématiquement tous les épisodes sur le toit de l’hopital pour hurler « putains de danois ». Un personnage haut en couleur qui porte la série sur ses épaules.

Autour de Stig gravitent Druuse, mère d’un brancardier, dotée de facultés paranormales qui lui permettent de communiquer avec les morts, et qui utilise stratagèmes sur stratagèmes pour retourner continuellement à l’Hôpital, afin de savoir ce qui s’y passe. Krogshoj, le médecin beau gosse un peu hors-la-loi, qui vole le matériel de l’hôpital afin d’accélérer certains soins bloqués par la bureaucratie. Judith, une jeune médecin qui va se lier avec Krogshoj, et qui attend un enfant. Rigmor, amoureuse de Stig Helmer, persuadée de voir en lui un homme bon. Mogge, jeune médecin débutant un peu arrogant (un cousin de John Carter ?)…

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Le Royaume

Hormis le couple Krogshoj - Judith, on n’a pas envie de sauver grand monde dans cet endroit. Tous sont arrogants, suffisants, trop fous pour être pris en sympathie. Druuse, personnage positif par excellence, s’avère absolument odieuse envers son fils, le ramenant à son statut de demeuré primaire (ce qu’il est, hélas pour lui) sans arrêt. On est loin d’un amour maternel sans faille. Le patron du service de chirurgie, Moesgaard, loufoque et possédant de nombreuses similitudes physiques et de jeu avec l’acteur américain Leslie Nielsen, agace autant qu’il amuse. L’empathie n’est pas simple dans cette fiction, mais après tout, ça n’est pas une surprise venant de Lars Von Tier. L’homme est plus doué pour stigmatiser les défauts de la race humaine, les amplifier à l’extrême en les plongeant dans une ironie à forte teneur loufoque, plus que pour créer des personnages respirant l’humanité la plus louable.

Médecins, Dieux et esprits

Mais ces personnages trouvent parfaitement leur place dans ce récit qu’est « Riget ». Au Royaume, le médecin est roi tout puissant. Il juge de vie et de mort sur ses patients, et agi comme un Dieu. Dans « Riget », on voit rarement les médecins s’occuper d’un cas médical. On les voit parier sur le temps que va mettre un membre du staff anonyme qui, chaque nuit, fait le même chemin en ambulance à fond, les yeux bandés. On voit les jeunes toubibs participer au cours d’un docteur qui « collectionne » les tumeurs. Un docteur qui est même prêt à se faire greffer la tumeur pour ne pas la perdre. On voit les « anciens » se réunir dans une salle secrète, répéter des rites stupides qui leur donnent l’impression de faire partie d’une élite supérieure. Une vision apocalyptique du monde médical qui trouve sa résonance sur la partie premier degré du récit, celle de l’ouverture d’une porte vers l’enfer.

Des évènements atroces ont eu lieu dans le Royaume. L’endroit est devenu un lieu majeur de présence de fantômes et autres esprits. Si tout le monde constate des bizarreries, seule Druuse mène l’enquête. Tout semble tourner autour de l’esprit d’une petite fille, Mary Jansen. La petite fille a connu une mort violente, et son esprit n’est pas en repos. Cette arche se clôt lors de la première saison. La seconde tourne majoritairement autour de l’enfant de Judith, qui naît avec la tête d’un adulte et qui est capable de parler. Sa croissance par la suite devient exponentielle, mettant en scène une créature de 3 mètres aux membres immenses qui est vouée à mourir. Pour ne rien gâcher, le nourrisson a le visage d’Udo Kier. L’enfant est une pure vision d’horreur et il est pourtant dépeint comme le personnage le plus pur et bon de l’hôpital.

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Judith et Bébé-Udo Kier

Un cauchemar sur vidéo

Lars Von Trier ne s’est vraisemblablement fixé aucune limite pour son récit. Il n’a peur ni du burlesque, ni du grotesque. Cette absence d’auto censure donne lieu à des scènes tantôt magistrales et jubilatoires, tantôt ridicules et assez inutiles. Cette dernière portion reste tout de même relativement faible. Le parti pris visuel de Von Trier est très marqué. Tout est en couleur sépia, filmé en vidéo, avec très peu d’éclairage (donc beaucoup de grain), les jump-cuts sont légions… tout donne l’impression d’avoir été fait dans un grand amateurisme, et pourtant les plans sont extrêmement travaillés [1]. Cet aspect sombre, monochrome et opaque met en avant l’aspect principal de la série : c’est un cauchemar. Celui de Von Trier. Pas forcément l’endroit le plus sain au monde pour y vivre un cauchemar, mais on moins, on ne s’y ennuie pas.

Von Trier c’est « Riget ». « Riget » c’est Von Trier. Chaque fin d’épisode nous montre le fou Danois nous parler devant un rideau rouge, comme un monsieur loyal au monologue très complexe et opaque. Avec son visage jovial de gentil trublion du cinéma, il est impossible de savoir si le type est complètement fou et rongé par ses propres insécurités (comme le patron de l’hôpital) ou complètement manipulateur et détestable (comme Helmer), mais nous en reparlerons plus loin.

Rattrapé par la mort

« Riget » avait été pensé comme une trilogie, et pourtant il n’y a eu que deux saisons, la faute à la vie… ou plutôt la mort. Le premier à être passé de vie à trépas n’est autre qu’Ernst-Hugo Järegard, l’interprête de Stig Helmer. Sans lui, il devenait impossible de continuer. S’en sont suivis 4 autres décès qui donnent du grain à moudre aux directeurs de castings qui ne veulent embaucher que des gens de 40 ans maximum dans leurs projets. Mais l’histoire ne s’arrête pas là pour autant.

Un King au Kingdom

En 2004, sous l’impulsion d’un fan de la série, Stephen King, la série va avoir droit à son remake américain. Tentative étrange, très éthérée, et absolument pas marquée visuellement comme l’original, « Kingdom Hospital » garde les personnages mais perd sa singularité. Le récit devient marqué « Stephen King », avec tout ce que ça peut apporter de positif (le travail sur l’ambiance, l’insertion de l’horreur dans un milieu banal…) et de négatif (une grande lenteur, des personnages très mono-dimensionnels…).

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Photo promo Kingdom Hospital
So get a witches shawl on
A broomstick you can crawl on
We’re gonna pay a call on
The Addams Family.

La série a, d’après certaines sources, utilisé des scripts déjà écrits par Von Trier pour la saison 3, mais rien ne le confirme totalement. Stephen King va même aller plus loin, puisqu’il écrit un livre sous le pseudo d’Elleanor Druse, The Journals of Eleanor Druse : My Investigation of the Kingdom Hospital Incident, qui reprend les évènements des deux séries sous forme d’un journal, mais qui n’apparaît pas dans la bibliographie officielle de l’auteur.

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The Journals of Eleanor Druse : My Investigation of the Kingdom Hospital Incident
Encore un pseudo pour Stephen King, mais non assumé...

Il est évident que sans la notoriété de Von Trier, ARTE n’aurait à l’époque pas diffusé la série, et elle ne serait pas sortie en DVD, tant les fictions nordiques ont du mal à franchir la frontière. Mais c’est un pur bonheur qu’elle l’ait fait. Car bien qu’il s’agisse d’une série télévisée, Riget n’est pas loin d’être l’œuvre la plus réussie de Von Trier.

Epilogue personnel

Cette critique était motivée par plusieurs raisons. La première, c’est que « L’hôpital et ses fantômes » était un de mes meilleurs souvenir télé des années 90. La seconde, c’est ce dossier spécial dans laquelle elle était insérée. La troisième, c’est qu’elle me permettait de revoir cette série. Si le visionnage de la première saison se fit sans embûche, celui de la seconde fut plus difficile, la faute à une histoire moins captivante, mais aussi à l’apparition de défauts inhérents à la personnalité de son réalisateur (personnages féminins qui servent d’exutoires aux obsessions de son auteur, pour ne citer que ça).

Le problème, c’est qu’il est difficile aujourd’hui de dissocier l’œuvre de l’auteur, et que même si on prend du plaisir à voir la série, on ne peut oublier qu’il s’agit d’une réalisation de Lars Von Trier. Suivant le point de vue d’où on se place, Von Trier est soit un génie incompris handicapé par quelques problèmes médicaux (par exemple, peur de voler et dépression chronique), soit un calculateur arrogant et misogyne.

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Lars Von Trier
Barbu pour faire croire qu’il est aussi sympa que Steven Spielberg.

En regardant « L’hôpital et ses fantômes », il est impossible pour moi de mettre de côté « Breaking the waves » ou « Dancer in the Dark » et « Dogville », des films qui ramènent la femme à un être voué à se sacrifier pour l’homme, ou à vivre de multiples sévices, jusqu’à son « Antichrist » qui sous-entend que la femme est le diable. Si les échos de ces thèmes sont assez faibles dans « L’hôpital et ses fantômes », ils sont suffisamment présents pour gâcher, aujourd’hui, son visionnage.

L’arrogance de Von Trier, affirmée par plusieurs événements au fil des années, transpire des saynètes finales où il apparaît, qui me semblaient géniales à l’époque. Mais voilà, sont passés par là la conférence de presse d’« Antichrist », et aussi le Dogme95, cette idée de tout filmer en vidéo, sans ajout de musique, avec les propres costumes des acteurs... ce vœu de chasteté cinématographique qui en plus d’être une belle manipulation des médias en faisant croire à une Nouvelle Nouvelle Vague [2], n’a au final donné naissance qu’à un excellent film : « Festen », de Thomas Vinterberg. Et on passera sur la grotesque sortie du réalisateur au Festival de Cannes 2011, qui lui valu son éviction.

Si j’aime toujours « Riget », force est de constater qu’aujourd’hui, son image est ternie par le personnage détestable qu’est devenu (pour lequel se fait passer ?) Lars Von Trier. J’ai du mal à m’amuser de sa critique de la société, ou de passer outre son regard sur les femmes. Au fil des années, si j’aime toujours autant ce qu’il me montre (dans cette série), je déteste ce qu’il me dit.

Dernière mise à jour
le 11 février 2012 à 18h38

Notes

[1Lars Von Trier avait cité la série « Homicide », filmée en 16mm durant sa première saison et utilisant à de nombreuses reprises la technique du jump cut, comme influence au niveau visuel. On remarque même des similitudes au niveau de l’utilisation de la musique, qui souligne l’ambiance plus qu’elle n’illustre.

[2La Nouvelle Vague, apparue en France à la fin des années 50, mouvement cinématographique auquel a été associé des réalisateurs tels que Jean-Luc Godard, François Truffaut ou encore Alain Resnais, était, avant d’être une révolution d’auteur, une révolution technique. Grâce à l’invention d’un magnétophone portable et d’une caméra 16mm silencieuse, il était devenu plus simple de tourner en extérieur. Le Dogme95, avec la démocratisation de la caméra numérique, part sur les mêmes bases et se sert de cette similitude pour légitimer le mouvement aux yeux des professionnels.