(NON-)MOUVEMENTS DANS LE PAF – L’espoir est Vain ?
Le gouvernement enterrerait les chaînes bonus pour contenter les lobbies TF1 et de M6.
Par Sullivan Le Postec • 7 avril 2011
Rétro-pédalage indigne au sommet de l’Etat. Matignon et le Ministère de la Culture ont pris leurs ordres auprès de Nonce Paolini et Nicolas de Tavernost : les canaux bonus de la TNT doivent être enterrés.

Souvenez-vous. Il y a deux semaines — une éternité — Bertrand Méheut, au nom du groupe Canal+, lâchait une bombe. Le Canal bonus du groupe sur la TNT servirait au lancement d’une chaîne en clair haut de gamme et dotée d’un budget assez élevé qui devait forcément lui permettre de s’imposer rapidement au milieu des autres chaînes actuelles indigentes et fauchées, puisqu’entièrement tournées vers la rentabilité à court-terme des actionnaires. L’espoir s’appelait Canal 20 (notre article complet ici). Mais l’espoir est vain. Le directeur de la rédaction de Télé 7 Jours, Thierry Moreau, révèle ce soir qu’une réunion à Matignon autour du Premier Ministre et en présence de Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de Michel Boyon, patron du CSA, a décidé d’enterrer les canaux bonus... dont la création est pourtant déjà inscrite dans la loi, votée le 5 mars 2007. Le Paysage Audiovisuel Français n’est donc pas prêt de s’améliorer : les lobbies ont toujours la mainmise sur lui, et placent leurs intérêts financiers loin devant l’intérêt général…

Premiers chocs

L’annonce des contours de Canal 20 il y a moins de quinze jours avait entraîné une déflagration importante à l’échelle d’un Paysage Audiovisuel Français enfermé dans le conservatisme et la médiocrité. La TNT française, qui bénéficiait pourtant du contexte favorable de la créativité atrophiée des principales chaînes historiques, n’a produit qu’émissions de plateau interchangeables et sans concepts, rediffusions en boucle de séries américaines de seconde main, et télé-réalités ou émissions d’informations totalement fauchées. Pour comparaison, la TNT anglaise a produit « Skins », « Misfits », « Torchwood », « Being Human », et des dizaines d’autres séries de fiction haut de gamme. Et a provoqué un mouvement qui fait que même les bouquets anglais du câble et du satellite, type SkyOne, investissent aujourd’hui dans de la fiction de 50 minutes haut de gamme. La France, en comparaison, est bien plus proche du Paysage Audiovisuel Roumain.

L’annonce du premier projet éditorialement ambitieux depuis deux décennies a donc fait son petit effet. Le lendemain, le cours en bourse des actions de Tf1 et de M6 plonge. Les deux groupes s’emploient donc à allumer des contre-feux. Ça commence par l’activation des réseaux. D’un côté, quelques journalistes amis s’emploient à décrédibiliser la menace. De l’autre le Ministre de la Culture se lance soudain dans des déclarations sur la ‘‘déstabilisation du marché’’, et avance qu’en tant que chaîne payante, Canal + n’aurait droit qu’à une chaîne payante. Même si rien de tel n’est écrit dans la Loi, déjà votée, de mars 2007. Les choses sont claires, au moins : le Ministère français de la Culture n’a aucun scrupule à ânonner bêtement les argumentaires directement fournis par TF1 et M6. C’est cette soumission sans équivoque aux lobbies qui débouche à l’impasse d’aujourd’hui : Nonce Paolini et Nicolas de Tavernost, qui s’entendent comme larrons en foire dès qu’il s’agit de s’assurer qu’aucune véritable concurrence ne s’installe jamais dans le paysage audiovisuel français, ont sifflé la fin de la récré et renvoyé le Ministre se coucher à la niche.

Les « projets » de M6,
ou « rions avec Nicolas »

Les yeux vissés sur la courbe des cours de Bourse, Nicolas de Tavernost a répliqué le lendemain dans les Echos. Et c’est un coup de tonnerre : M6 va lancer non pas une, mais DEUX nouvelles chaînes gratuites ! Bon, comme souvent quand c’est trop beau, il faut repérer l’astérisque et lire les petites lignes en bas. Vous remarquerez que l’astérisque, elle n’y était pas dans les nombreux articles reprenant ces déclarations fracassantes. Le Paysage Audiovisuel Français, c’est un Univers formidable où tout le monde peut dire absolument n’importe quoi sans qu’il se trouve jamais personne, ou presque, pour apporter la contradiction.

Donc, les deux nouvelles chaînes de M6. Parce qu’avouez qu’il y a bien trois ou quatre épisodes de « Super Nanny » que vous avez dû voir moins de trois fois et que vous avez loupé le dernier « Victoire Bonnot ». C’est intolérable et il fallait au moins deux nouvelles chaînes estampillées M6 pour rattraper ça.
La première nouvelle chaîne, c’est la chaîne bonus inscrite dans la Loi. En fait de scoop, de Tavernost en annonçait les contours et le budget il y a déjà pratiquement un an. Nicolas de Tavernost joue à plein la confusion. Canal+ a annoncé 100 millions de budget annuel pour les programmes de Canal 20 et ce dès le lancement ? De Tavernost sort le même chiffre, mais a bien l’air de parler budget global. Sans compter l’emploi de la formule ‘‘à terme’’ qui laisse entendre que deux-trois poules pourraient bien avoir des dents avant qu’une telle somme soit réellement investie, l’ami Nicolas ayant, c’est notoire, des oursins dans les poches.
Là où cela devient vraiment épique, c’est sur le sujet de la deuxième chaîne, fièrement annoncée. Là encore, les journalistes reproduisent et c’est bon pour le cours en bourse de M6. Ne comptez pas trouver quelqu’un pour vous dire que cette chaîne n’a absolument aucune chance de voir le jour. Aucune, zéro, nada, NO WAY. En effet, les futurs canaux en HD qui vont s’ouvrir seront attribués par appel d’offre. Il y aura plusieurs candidats. M6 comptera parmi ceux-là, mais vu que le favoritisme des canaux bonus ‘‘compensatoire’’ s’est un peu beaucoup vu, et que l’air du temps est plutôt à favoriser la diversification du secteur, il est absolument certain que le dossier du groupe M6 sera rejeté.

Niveau stratégie et positionnement, rien de neuf. On est toujours au niveau « Martine fait de la télévision ». Au programme : mini-généralistes fauchées ciblant la ménagère de moins de cinquante ans à base de rediffusion de programmes de flux usés jusqu’à la corde. Au passage, Nicolas de Tavernost peut se permettre d’affirmer doctement que le marché publicitaire français est au maximum de ses capacités. Vous pouvez toujours chercher le grand journaliste professionnel, le spécialiste des médias, qui saura simplement dire que c’est une contre-vérité totale et qu’une comparaison basique avec les pays voisins le rend évident.

L’Etat aux ordres

Le système est bien rôdé et les agents de TF1 et M6 y sont bien installés. Pas grand-chose ne peut empêcher leur mainmise sur le Paysage Audiovisuel Français et son nivellement constant par le bas. Pas même l’évidence de la réalité : Nicolas et Nonce sont assis sur un château de carte qui ne peut que s’écrouler de façon imminente. La France n’est pas une île, et le marché télévisuel est de plus en plus mondialisé. On ne peut pas avoir des programmes dix fois plus mauvais que le moins bon des concurrents étranger et espérer ne pas se faire très rapidement balayer...
Mais à quoi bon penser à demain quand on peut s’en mettre plein les poches aujourd’hui. Demain, il sera toujours temps de se reconvertir dans la lessive et d’y appliquer les mêmes techniques de pressage de citron, la même politique de la terre-brûlée.

Ces chaînes compensatoires sur la TNT accordées par le gouvernement étaient un énorme cadeau accordé à TF1 et à M6 qui pouvaient ainsi prendre une position dominante sur la TNT. Pour TF1, il s’agissait aussi de rattraper le retard consécutif à l’énorme erreur industrielle du duo Le Lay et Mougeotte qui l’avaient totalement négligé au point de ne pas du tout positionner le groupe TF1 dans cet univers.
Mais pour TF1 et M6, le cadeau, tout immense qu’il soit, n’en valait plus la peine s’il allait de pair avec le commencement d’une véritable concurrence entre les chaînes. Le genre de concurrence capable de tirer les programmes vers le haut. La crise de la fiction française, c’est aussi la crise de la concurrence : depuis vingt ans, les fictions française sont soigneusement réparties sur les principales chaînes pour leur éviter de se retrouver confrontées les unes aux autres. La fiction locale, c’est sur TF1 le lundi, sur France 3 le mardi, sur France 2 le mercredi, sur TF1 le jeudi, France 2 le vendredi et France 3 le samedi. Résultat ? Aucune émulation. Des programmes qui ont vécu en autarcie sans remise en cause, et qui ont finis par être tellement usés que la fiction française est littéralement morte sur place en 2006. Pas plus tard que l’automne dernier, France 3 renonçait encore à réaliser de très hautes audiences le jeudi soir avec la saison 3 de « Un Village Français » et préférait envoyer la série au casse-pipe le dimanche. Tout bénef’ pour les policiers usés du jeudi de TF1.

Depuis plusieurs semaines, Nonce Paolini et Nicolas de Tavernost avaient changé leur fusil d’épaule. Devant la menace qui se profilait du coté de Canal+, ils préféraient renoncer aux chaînes bonus. Le vent des lobbies avait brusquement changé de sens. « Etrangement », le gouvernement avait commencé de s’aligner.
Le Ministère de la Culture, qui aurait dû être le premier à se féliciter de voir une nouvelle chaîne prête à dépenser 100 millions d’euros dans la création dès 2012, maugréait soudain contre cette déstabilisation du PAF. Comme si le Paf n’avait pas un besoin crucial, vital, d’être déstabilisé. S’il n’est pas bouleversé par un changement du paradigme aujourd’hui, il sera atomisé par la télévision connectée demain. Mais quand le politique se fait le laquais des lobbies, quand il a pour seule ambition que celle de prendre ses ordres, le petit doigt sur la couture du pantalon, il n’y a pas plus de place pour des notions telles que la vision à moyen-long terme et l’intérêt général.

Enterrement

Mercredi soir, le Premier Ministre, le Ministre de la Culture et le Président du CSA auraient convenus lors d’une réunion, d’après le directeur de la rédaction de Télé 7 Jours Thierry Moreau, d’enterrer les chaînes compensatoires, en se saisissant du prétexte des protestations de la Commission Européenne dace aux motifs douteux de cette « compensation ». Il faudra voter une Loi pour annuler celle déjà votée.
Ils enterrent avec l’idée d’une montée en gamme de la télévision française. On pourra commander tous les rapports Chevalier du monde, cela ne sert à rien sans un contexte industriel laissant un minimum d’opportunités à la nouveauté et à l’innovation.

Le message est désormais limpide, au moins : en France il y a deux co-Ministres de la Culture, ils s’appellent Nonce Paolini et Nicolas de Tavernost.

Malheureusement, il n’est même pas sûr que la possibilité d’une alternance politique en 2012 rendent moins vains nos espoirs. Le Projet média du PS, malgré quelques bonnes idées, s’avère dominé par l’idéologie bien plus que par le réalisme qui permettrait une réelle montée en qualité des chaines françaises de télévision.
Rappelons que dans la deuxième moitié des années 90, c’est la gauche qui avait empêché l’arrivée de séries de 52 minutes sur TF1, pourtant déjà tournées, en refusant qu’y soient insérées plus de coupures publicitaires que l’unique intervenant au milieu d’un 90 minutes. Et quand, même à gauche, le politique a des velléités de se faire Directeur des programmes, le résultat est toujours le même et on le voit avec la formule idiote de deux chaînes en une proposée pour France 4. Il est certes vrai que si la direction de France Télévisions avait la présence d’esprit de se souvenir que France 4 existe et de se rendre à l’évidence – il faut en faire la chaîne des 15/35 ans et y mettre des programmes frais, notamment de la fiction, destinés à cette cible – on n’en sera tellement pas là.

Fin mars, l’annonce de Canal 20 avait généré un espoir, qu’il fallait surveiller et qui restait à confirmer. Il n’aura même pas duré deux semaines. Il nous faut encore attendre tout de même la réaction de Canal+ à ces nouveaux développements. Contrairement à TF1 et M6, elle peut se targuer d’un véritable préjudice suite au passage au numérique : 500 millions d’euros investis dans un renouvellement du parc de décodeurs rendu nécessaire par ce changement du mode de transmission. Le feuilleton va donc continuer. Mais on sait désormais que les lobbies marchent en rang serré et qu’ils feront absolument tout pour empêcher qu’une véritable concurrence par le haut s’installe dans le Paysage Audiovisuel Français.