FICTION FRANCAISE — Et si le pire ennemi de la série française était... le Programmateur ?
La télévision française est la plus mal programmée du monde, et ça ne s’arrange pas.
Par Sullivan Le Postec • 12 novembre 2010
Au Village, nous sommes souvent revenus sur les différents facteurs de blocage de la fiction française : diffuseurs, créatifs, déficits d’organisation structurels. Il est temps d’approfondir un autre sujet, celui de la programmation désastreuse...

Les français, pire programmateurs de télévision du monde ? On l’a souvent écrit en passant, au Village. L’actualité en donne une nouvelle illustration. « Un Village Français », série phare de France 3, aux audiences largement au-dessus de la moyenne de la chaîne — à fortiori au-dessus de la moyenne des autres fictions — reviendra le 28 novembre avec ses épisodes 13 et 14. Ils étrenneront une troisième case de diffusion pour la série !

Trois cases de programmation différentes en une douzaine d’épisodes, évidemment, cela défie l’entendement, et contrarie grandement les chances de fidéliser un public. Sans compter que chaque changement de case a empiré les conditions de diffusion de la série.
Au printemps 2009, les six premiers épisodes sont programmés le jeudi soir. Un gros succès : 4,8 millions de téléspectateurs en moyenne, autour de 20% de parts de marché. Des scores peu habituels pour France 3 (qui, aujourd’hui, peine à se situer au-dessus des 10% de pdm en moyenne mensuelle). L’automne suivant, France 3 déplace la diffusion au mardi soir. La série n’est plus face aux policiers du troisième âge de TF1, mais prise en sandwich entre « Les Experts » et « Desperate Housewives ». La moyenne d’audience reste excellente, mais baisse à 4,1 millions de téléspectateurs, un peu plus de 15% de parts de marché. Principale victime de cette nouvelle programmation : les audiences sur cibles, c’est-à-dire la capacité de la série à séduire la ménagère, ou les jeunes.

Les créatifs de la série ont travaillé, pour cette nouvelle salve de 12 épisodes, à rendre la série plus addictive, dans l’espoir de séduire à nouveau ces cibles. Difficile si la chaîne sabote cela à la diffusion.

Absence de stratégie

France 3 a décidé de décaler « Un Village Français » au dimanche, où elle n’a pas l’habitude de diffuser de la fiction française. Le dimanche, c’est évidemment le soir où les deux premières chaînes diffusent leurs grandes soirées cinéma. Et, le 28 novembre, pour le lancement de cette troisième saison ambitieuse, mais plus feuilletonnante, « Un Village Français » fera face à la première diffusion en clair de « Bienvenue chez les Ch’tis » sur TF1. Un carton à 10-12 millions de téléspectateurs — voire plus — assuré. Un carton qui ne laissera que des miettes aux chaînes concurrentes. Cette confrontation est censée être une coïncidence : en France, toutes les chaînes sont tenues de publier leurs programmes en même temps, le même jour, trois semaines à l’avance. Mais vu la multiplication de ce type de « coïncidences » ces dernières années, on est en droit de se demander si le système a encore la moindre utilité.
Quoiqu’il en soit, maintenant que TF1 sait que, les cinq semaines suivant le dimanche 28 novembre, la diffusion d’« Un Village Français » saison 3 se poursuivra, et sachant que c’est un des programmes de la concurrence qui fonctionne et lui prend des parts de marchés, il lui est facile d’y programmer des gros films à audience – ce qu’elle aurait de toute façon surement fait en période de Fêtes de fin d’année.

Une fois de plus, on se retrouve bien obligé de dire que si France 3 avait voulu affaiblir son programme et lui faire faire la plus petite audience possible, elle s’y serait prise exactement comme ça. La faiblesse stratégique ahurissante des choix de programmation, l’impression de loterie et de hasard, est presque dure à croire.

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Une réunion de programmation à France 3
En tout cas, ça doit surement ressembler à ça...

Cet exemple montre aussi ce qu’est la réalité derrière les discours de façade : non, la fiction n’est pas une priorité pour France Télévisions. Si c’était le cas, « Un Village Français » n’aurait pas quitté le jeudi soir. La fiction, France Télé la programme exactement comme les chaines privées : à contrecœur, et avec beaucoup de mauvaise volonté. Il n’y a qu’une seule vraie différence : leur statut de chaînes publiques fait qu’ils ont de plus gros quotas. En soi seul, sans un véritablement engagement derrière, il n’y a pas de quoi en tirer gloriole.

Le traitement que France 3 fait subir à sa série peut l’affaiblir profondément et durablement. Il y a de multiples exemples, sur les chaines publiques et privées. Récemment, on se souvient de la manière dont M6 a fait fuir, en trois ans, tous les téléspectateurs des « Bleus, premiers pas dans la police ». La série française rencontre suffisamment de difficultés industrielles actuellement pour que les chaînes puisse considérer évident qu’il vaudrait mieux les protéger dans leur programmation, plutôt que d’en faire au contraire des programmes prédestinés à aller à l’abattoir. Rappelons que deux des quatre cases de programmation de la fiction sur France 2 et France 3 sont placées les vendredis et samedis soirs, où faire des scores significatifs sur les cibles commerciales est très difficile.

Une longue histoire d’échecs

Le cas du « Village Français », n’est pas isolé. Au contraire, il est le révélateur d’une politique de programmation globalement désastreuse depuis 25 ans. En, France, les services de programmation des chaînes sont des bunkers, inaccessibles de tous. Y compris, souvent, des départements fictions des mêmes chaines.
Il n’est dès lors pas rare que les seconds ne travaillent que pour se faire saboter par les premiers. Qu’est-ce qui justifie ce caractère d’intouchable ? Certainement pas les résultats, tant la liste des échecs de programmation, et des erreurs stratégiques évidentes, est longue. Les grilles françaises sont les plus rigides du monde, les plus fermées au renouvellement et à la nouveauté. Tout ça parce que les programmateurs ont inventé toute une série de « règles » parfaitement absurdes, et qui ne se vérifient nulle part dans le monde, ce qui ne les a pas empêchés de les appliquer benoîtement depuis 25 ans. On a tous entendu ces règles françaises mille fois : ‘‘un prime-time, c’est forcément au moins 90 minutes’’ ; ‘‘le 26 minutes, c’est forcément pour la journée ou l’accès, impossible de les programmer en soirée’’ ; ‘‘la fiction à 22 heures, c’est impossible’’. Si ces règles ne s’appliquent nulle part ailleurs qu’en France, c’est pour une raison simple : elles relèvent toutes du fantasme. Leur seule once de vérité ? Des programmateurs, petits soldats issus des mêmes moules qui ne savent que réciter leur catéchisme, quelle que soit l’absurdité de la religion qu’on leur a enseigné, ont appliqué ces règles comme un seul homme, et ont créé des habitudes.
Mais ré-habituer aujourd’hui le téléspectateur français à des soirées composées de plusieurs émissions ou fictions d’une heure, cela n’a rien de plus compliqué que quand il a fallu faire le contraire, dans les années 80. France Télévisions elle-même l’a prouvé, quand elle avait un peu de courage et d’audace, avec ses ‘‘Soirées 2 polars’’ nées à la toute fin des années 90 (malheureusement devenues des ‘‘Soirée de polar’’, enquillant plusieurs épisodes de la même série à la suite, quand le conservatisme a repris ses droits à France Télévisions à partir de 2005).

Les services de programmation des chaînes françaises, ce sont des anomalies, des ilots rétrogrades, voire carrément réactionnaires, de technocrates effrayés par leur ombre et déterminés à ne jamais prendre le moindre risque. Des freins énormes à toute innovation ou progression.
Saviez-vous que le tout premier épisode de « Julie Lescaut » est resté des mois sur une étagère de TF1 ? Le département fiction, dirigé alors par Claude de Givray, avait initié cette fiction de femmes, portée par trois femmes, l’actrice principale, la scénariste et la réalisatrice. « Julie Lescaut » ne vous semble pas particulièrement décoiffant ? C’était déjà beaucoup trop pour la programmation qui ne croyait visiblement pas à cette histoire de femme commissaire dirigeant des flics hommes. Quand on connaît le triomphe rencontré par le premier épisode, et la série elle-même, toujours en diffusion aujourd’hui, cela prête à rire. Pour ceux qui auraient un doute, « Julie Lescaut » ne date pas des années 60 : après une petite année dans le placard, le premier épisode a été diffusé en janvier 1992.

On risquera une analogie plus ou moins audacieuse en disant que la télévision française, c’est exactement comme une France qui serait gouvernée par Sarkozy, mais où seul Pompidou pourrait promulguer les lois...

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Une anecdote telle que celle du premier épisode de « Julie Lescaut » prouve l’échec de ce système d’organisation. Pourtant, près de 20 ans plus tard, il est toujours en place.

Ecrire dans le noir

En France, tous les scénaristes écrivent dans le noir, sans rien savoir du moment où leur fiction sera montrée aux téléspectateurs. Comme si cela n’avait aucune importance.
Aux Etats-Unis, les créatifs montrent leurs pilotes aux chaînes en mai, et c’est à ce moment-là que les chaines leur annoncent, ainsi qu’à la presse, le jour et l’heure où ils seront diffusés à partir du mois de septembre / octobre suivant. Ils peuvent en tenir compte. Ils savent, sauf exception, quel épisode sera diffusé quel jour, et peuvent donc insérer dans la narration les pauses dans la diffusion (puisque la diffusion américaine des séries est discontinue, des rediffusions s’insérant au milieu des inédits).
En Grande Bretagne, la saison 5 de « Doctor Who » est entrée en tournage en juillet 2009, et s’est donc écrire à partir d’avril cette année-là. Toute la saison prend en compte les jours précis de diffusion des épisodes qui la composent, et fait coïncider un événement du dernier épisode, dont la date est annoncée tout au long de la saison, au jour précis de diffusion de cet épisode, le 26 juin 2010.

Il y a un exemple facile pour montrer comment cela peut jouer un rôle déterminant : celui des séries quotidiennes. France 3 a lancé « Plus Belle la Vie » dans le cadre d’un grand projet industriel pour la case de 20h en semaine, quelque chose d’extrêmement rare. Tout le monde savait ce pourquoi il travaillait, connaissait les grandes lignes du public présent à cette heure et auquel il faudrait s’adresser.
Rien de cela quand TF1 et M6 ont tenté de créer leurs propres séries quotidiennes, mais la méthode française habituelle. Le Département fiction créé une série, qu’il livre en suite au Bunker programmation, qui en fait ce qu’il veut. Y compris n’importe quoi.

Cela donne « Seconde Chance », une série urbaine située dans le milieu de la publicité, diffusée entre 16h30 et 17h30, à l’heure où il n’y a que des femmes au foyer et des retraités devant la télévision, et certainement pas des femmes actives habitant plutôt en ville.
Idem sur M6, où deux séries destinées à un public d’adolescents et de jeunes adultes se sont vues programmées à 20h l’été, pendant les vacances scolaires, et ensuite là aussi à 17 heures, quand seul les élèves de primaire ont une chance d’être rentrés des cours. Toutes ces séries, qui visaient un public pas présent devant le poste à l’heure où elles étaient programmées, ont logiquement été des échecs. C’est le même problème qui a condamné « Cinq Sœurs » (en plus de problèmes créatifs évidents), mais aussi la très intéressante « Préjudices » sur France 2.

Et maintenant ?

Aujourd’hui, il est temps de s’attaquer sérieusement au problème de la programmation en France. Et si possible, il faut le faire tout de suite. Vincent Meslet est bien gentil d’annoncer, comme il l’a fait début 2010, des soirées enchaînant deux ou trois séries différentes en 2012 ou 2013, mais on sait tous très bien que trois ou quatre directions auront pu se succéder d’ici là.
Il faut réfléchir sérieusement au problème, et agir maintenant. Il faut aussi assumer que cela reviendra à travailler sur la longueur, pour effacer les habitudes créées en un quart de siècle par des programmateurs idiots qui ont lié poings et pieds aux créatifs français. Mais cela peut marcher, comme cela marche partout ailleurs dans le monde, ce que la ‘‘Soirée 2 Polars’’ mentionnée plus haut a déjà prouvé.

Mais il faudra aussi que la profession assume la nécessité d’innovation, qui oblige à bousculer des habitudes. Cela fait une dizaine d’années que je suis avec une certaine attention le petit monde de la fiction française, et cela fait une dizaine d’années que j’entends continuellement des créatifs, et notamment des scénaristes, réclamer des cases de fictions en deuxième partie de soirée pour pouvoir y être plus audacieux. Dès lors, quelle ne fut pas ma surprise de voir la profession, et notamment le site Scenaristes.biz, tomber à bras raccourcis sur Arte, au moment où elle diffusa « Les Invincibles » vers 22h15 en février dernier ! La protestation infondée sur la case de diffusion étouffa en outre le vrai débat, celui qui concernait la diffusion de deux épisodes à la suite, faisant se terminer cette soirée ciblant un public jeune après minuit.

Réunir des acteurs divers, les faire définir ensemble une stratégie innovante, et les faire l’appliquer. Tout ça en France. Oui, je suis un grand utopiste. Sauf que parfois, et c’est le cas quand on parle de l’avenir de la fiction télévisée française, l’utopie est une nécessité...


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« Un Village Français », saison 3, arrive le dimanche 28 novembre à 20h35 sur France 3. Nous étions sur le tournage : ‘‘CA TOURNE ! – La tension monte dans le Village Français’’. Un dossier consacré à la série sera prochainement en ligne.

Dernière mise à jour
le 17 février 2011 à 00h12