SERIE FRANCAISE - Des fictions exutoires
De « Rastignac » à « Engrenages »
Par Sullivan Le Postec • 4 février 2007
L’ouverture brusque des barrages créatifs de la fiction française porte en elle le risque de créer des fictions exutoires, où se déversent d’un coup l’ensemble des envies jusque là frustrées de leurs auteurs.

Nous aurons très probablement l’occasion d’y revenir sur les pages de ce site à maintes occasions, et de le déplorer. La fiction française reste souvent caractérisée par sa fadeur et son refus de retranscrire la réalité. Elle est le théâtre de la construction d’un monde aseptisé indubitablement fictif, où les héros sont sans peurs et sans reproches, et où le happy end facile demeure une règle immuable.
Les raisons qui ont conduit à ce verrouillage sont nombreuses. Mais ce qui nous intéressera ici, c’est de s’interroger sur les effets pervers que celui-ci peut avoir même sur les rares productions auxquelles il ne s’est pas appliqué, ce dont on peut trouver quelques exemples ces dernières années.

Périodiquement, les chaînes de télévision vont en effet, qui pour se racheter une bonne conscience, qui pour faire un « coup » marketing, détendre le contrôle implacable habituellement appliqué aux fictions qu’elles développent. Un contôle qui se matérialise par des consignes ultra rigides qui s’appliquent à tous ou presque en terme de choix des sujets, de ton, de style, de caractérisation des personnages...
Une poignée d’heureux créatifs a ainsi eu l’occasion de travailler sur ces projets bénis, des œuvres sur lesquelles ils ont eu toute latitude pour exercer leur imagination. Face aux légions de scénaristes et de réalisateurs bridés, qui doivent sans cesse s’autocensurer pour s’inscrire dans des cahiers de charges rigoristes, on imagine aisément à la fois l’opportunité, le bonheur et la pression que cela représente pour eux.

La tentation d’en faire trop

Mais, très vite, un écueil, peut-être un peu inattendu et donc d’autant plus difficile à éviter, va se placer sur la route de ces projets : la tentation d’en faire trop. Imaginez-vous en effet à la tête d’une de ces fictions sur lesquelles les fées se sont penchées. Si on vous l’a confié, il est très probable que c’est parce que vous un êtes un créatif connu, qui a acquis la confiance des chaînes. Ce qui signifie que cela fait des années que vous vous forcez avec plus ou moins de difficultés à concevoir de la fiction standardisée...
En abordant ce projet très particulier, vous en viendrez dès lors à vous dire que cette opportunité ne se reproduira peut-être plus jamais. Qu’en conséquence, pour votre satisfaction personnelle, pour vous faire remarquer des gens du métier, peut-être même simplement pour la postérité, la tentation sera grande de tout mettre dans ce projet. Tout ce que vous avez jamais voulu écrire, tout ce que vous avez toujours voulu voir à l’image. Le risque, dès alors, c’est que votre enthousiasme vous emport. Que votre récit perde en cohérence, ou que vos séquences choc soient gratuites, et donc ressenties comme de la provocation plutôt que comme des ressorts dramatiques légitimes. Bref, que votre propos se perde dans une certaine hystérie.

Cet écueil paradoxal, mais très compréhensible, réuni à notre avis deux œuvres ambitieuses qui, depuis 2000, ont esssayé de faire la révolution dans la fiction française de papa. Deux fictions intéressantes, bien que certainement imparfaites. La moins réussie des deux reste cependant sans aucun doute mille fois plus appréciable qu’un énième épisode de « Julie Lescaut » - ce n’est sans doute pas là grand mérite. Mais deux oeuvres qui ne peuvent probablment pas encore prétendre se hausser à la hauteur de chef d’œuvres tels que la fiction télévisée anglo-saxonne, par exemple, en produit chaque année.

Rastignac

En mars 2001, France 2 annonce à grand coup de teasers antenne et de communication presse une mini-série décoiffante : « Rastignac ou les ambitieux », qui se propose de transposer de nos jours des personnages de la Comédie Humaine de Balzac. En quatre épisodes de 90 minutes, sur la base de la description des trois ambitions très différentes de ses jeunes personnages - la jouissance, le pouvoir politique et la justice, pour synthétiser - la mini-série parle de politique, de la corruption du pouvoir, d’un scandale de la contamination des eaux potables, de franc-maçonnerie, de sexe, du pouvoir des multinationales, d’argent, des médias, de la notoriété, d’homosexualité, de sado-masochisme, de viol... Et j’en oublie !

Il y a une chose qu’on ne pourra jamais retirer à « Rastignac », c’est son courage : la mini-série ose tout et condense une grande partie des scandales et polémiques de notre époque. Bref, loin d’une fiction hexagonale qui nous avait habitué à faire l’autruche, nous voici face à une fiction coup de poing, fondamentalement déstabilisante, violente et noire, presque désespérée - avec la première fin envisagée, elle l’aurait même totalement été. Au final, le résultat n’est pas vraiment quelque chose de très fédérateur. C’est loin d’être un mal en soit, et des cases peuvent être dégagées, par exemple en deuxième partie de soirée, pour programmer des fictions qui prennent leurs spectateurs à rebrousse-poil. Mais, à l’époque, se refusant à une analyse pourtant assez élémentaire, la profession attendra la diffusion de l’œuvre avec une vraie attente, nourrie d’espoir : les deux jeunes scénaristes de « Rastignac », Eve de Castro et Natalie Carter étaient parmi les premières en France à avoir jamais pu profiter d’une telle liberté. Le petit milieu des scénaristes télé tend alors à penser, sans avoir ni complètement tord ni complètement raison, que c’est sur le succès de cette fiction particulière que repose la politique à venir de France 2. La diffusion du premier épisode marquera la fin de ces espérances : a peine plus de 4 millions de téléspectateurs et une quatrième place en terme d’audience, derrière TF1, M6 et France 3. Cet insuccès fera d’ailleurs de « Rastignac » une cible facile : quelques jours après, à l’époque, Ségolène Royal se scandalisait dans la presse de ce que le service public ait pu diffuser un tel programme ! (Ironiquement, environ à la même époque, elle s’avouait téléspectatrice de « C’est mon choix » avec ses enfants...)

Dans les faits, « Rastignac » n’enterra pas la volonté de France 2 de développer une fiction plus innovante, même s’il est possible que cet échec en ait diminué la portée ou la teneur. D’ailleurs, on constatera que plus jamais depuis France 2 ne s’est aventurée dans le domaine de la fiction politique (alors que des projets allant dans ce sens leur ont été proposés).
Un refus marqué de la chose politique, voire un déni, transparent dans le tout récent « L’Etat de Grâce », 6x52’ ou une femme devient Présidente de la République. Le propos politique esquissé tient en fait de la pure arnaque : le personnage de Grâce est en effet issu de la société civile et n’appartient à aucun parti, et tant la chaîne que la production insistent copieusement sur le fait que la série est avant tout une comédie... Résultat : un bide retentissant qui plongea France 2 dans une telle perplexité qu’elle commanda une étude pour en comprendre les raisons (!)...

Engrenages

En décembre 2005, c’est Canal+ qui mettait à l’antenne une fiction dont la volonté était de se démarquer de la concurrence et d’incarner l’amorce d’une nouvelle ère. Mais, on le verra, « Engrenages » limite en vérité très vite ses ambitions scénaristiques. La série circonscrit en effet sa volonté de différence à ce qui se résume malheureusement à quelques gimmicks : l’horreur des cadavres, des scènes d’autopsie à la limite de l’insoutenable, des personnages sans repères moraux, des fins sombres et en cul de sac. Ces gimmicks, la série les enfile là aussi jusqu’à plus soif. A force de ne voir que des personnages gris foncés, systématiquement prêts à se compromettre et à s’enfoncer dans le mensonge, on vient à les juger tous aussi pourris les uns que les autres, et à ne plus ne soucier d’aucun d’entre eux.
Il en va rapidement de même de l’empilement de cadavres et de scènes chocs. « Engrenages » manque cruellement d’être contre-balancée par une source de lumière et de positif.

Le ressort principal de toute fiction reste en effet les conflits qui émergent au fil de la narration. Et dans un univers uniforme, ceux-ci sont des plus limités, tant en nombre qu’en ampleur. En conséquence, la tension dramatique peine à monter.
Encore plus problématique, on ne peut que constater, après quelques épisodes, que cette série ne parle de rien. Les scénaristes suivent consciencieusement un cahier des charges demandant de la noirceur et du choc, mais s’ils se sont jamais posés la question du sens qu’ils voulaient donner à leur œuvre, cela ne se voit pas à l’image. De manière très intéressante, on constatera que les rares éléments signifiants de la série sont apportés par la réalisation, comme collés à la dernière minute par le réalisateur pour tenter de sauver des scripts décidemment creux (voir la critique de la série pour plus de détails).

Globalement, « Engrenages » en reste à la surface et aux apparences. Pour ce qui concerne le fond, on doit noter un pseudo complot supposément politiquo-financier qui se dégonfle très vite, pour se limiter à une affaire de mœurs strictement privée, sans envergure et à la crédibilité limitée. Déjà, le fait que le coupable assez vite désigné soit un simple ‘‘conseiller’’ de ministre, sans plus de précision, nous avait mis la puce à l’oreille...

Bref, on ne tardera pas à se rendre compte que, de la fiction de télévision publique de 2001 et de celle de la chaîne cryptée de 2005, la plus courageuse s’avérait ne pas être celle que l’on pouvait croire. Le scandale de « Rastignac » sur la contamination au plomb des eaux potables en Bretagne, qui impliquait des industriels français aux forts intérêts à l’étranger, la ministre de l’environnement et un député, y sonnait en effet très juste et témoignait d’une véritable audace éditoriale...

Au moment de conclure et de tracer des perspectives, on doit soulever un autre paradoxe. On l’a vu, l’ouverture brusque des barrages créatifs de la fiction française porte en elle le risque de créer ces fictions exutoires, où se déversent d’un coup l’ensemble des envies jusque là frustrées de leurs auteurs. Du coup, le résultat est bancal, et la tentation existe de s’en désintéresser.
Oui, mais voilà : s’en désintéresser, c’est freiner la croissance de ces nouvelles fiction, les rendre plus rares, et donc augmenter en retour la tentation pour les créatifs impliqués de se déverser d’un coup en elles.
Au final, il nous semble donc plus raisonnable et censé d’accorder notre attention à ces tentatives, d’en saluer les ambitions et, ensuite, d’en pointer l’ensemble des défauts, mais surtout sans négliger leurs qualités et leurs réussites.

C’est, clairement, l’esprit qui aura présidé à la création du Village, et nous espérons que vous le partagerez...