DOCTOR WHO - 4.10 : Midnight
Aliénation collective
Par Sullivan Le Postec • 1er juillet 2008
Avant le grand final tant attendu, Russell T Davies signe un chef d’œuvre de terreur intimiste qui prouve à qui en douterait encore qu’on peut faire de la grande télévision avec 3€ de budget.

La bande-annonce de cet épisode avait soulevé quelques craintes. Par chance, c’est qu’elle avait été mal conçue, essayant de faire croire que « Midnight » était un épisode comme les autres, quand il se trouve être entièrement construit autour de concepts d’aliénation mentale et de terreur psychologique...

Midnight

Scénario : Russell T Davies ; réalisation : Alice Throughton.
Le Docteur et Donna se trouvent sur la planète Midnight pour un séjour qui s’apparente à des vacances. Tandis que Donna préfère des loisirs oisifs, le Docteur embarque à bord de la navette Crusader 50 pour une meilleure découverte de cette planète faite de diamant, mais qui se trouve en orbite autour d’un soleil qui diffuse une lumière mortelle à moins d’être filtrée par de massives épaisseurs de verre.
Le Docteur fait connaissance avec les autres occupants : Sky Silvestry, une femme solitaire qui voyage pour se remettre d’une rupture amoureuse, le professeur Hobbes et son assistante étudiante Dee Dee Blasco, La famille Cane composée des parents Val et Biff et du fils adolescent Jethro. Une hôtesse est chargée du bien-être de ces vacanciers pendant les quatre heures de voyage.
Soudain, la navette s’arrête au beau milieu de nulle part. Bientôt, sa cabine de pilotage se voit entièrement arrachée. Un instant après, des coups se font entendre, signalant que quelque chose se trouve à l’extérieur. Ce quelque chose attaque et prend possession du corps de Sky Silvestry. Les occupants de Crusader 50 ont une heure avant l’arrivée des secours. Pendant ce temps, la terreur qu’ils ressentent, et la nature humaine, pourraient bien se révéler des monstres encore plus létaux que celui qui s’approprie leurs voix...

Contraintes

En y réfléchissant au moment d’écrire cette critique, j’ai le sentiment de n’avoir jamais vu un épisode basé sur les contraintes de « Midnight » dans une série française, en tout cas certainement pas à cette échelle, alors que ce type de figure imposée est courant dans la fiction anglaise ou la fiction américaine. Je ne parle pas du concept narratif ou des thématiques, mais bien de l’idée de production : concevoir un épisode dont le but initial est d’économiser du budget pour en dépenser plus ailleurs. C’est une technique extrêmement intelligente puisque le point faible éventuel du format série est de sombrer dans l’uniformité, la routine, voire la pure répétition. Dépenser inégalement l’argent selon les épisodes contribue par la force des choses à faire d’une saison de série un parcours de montagne russe plutôt qu’une ligne uniforme. Cela donne du contraste, de l’identité aux différents épisodes. C’est aussi un bon moteur qui permet aux scénaristes de varier la palette d’histoires que leur série peut présenter.
Evidemment, à l’occasion, ces épisodes à petit budget peuvent se révéler catastrophiques et parfaitement dénués de la moindre créativité. Chacun se souviendra avoir vu un jour ou l’autre un de ces épisodes à base de clips où quelques scènes servent de prétextes à plaquer de larges extraits d’épisodes précédents. Al’inverse, il suffira d’un peu d’inspiration et d’un scénariste talentueux pour livrer un classique instantané, un chef d’œuvre de la trempe de « Midnight ».
On notera d’ailleurs que Russell T Davies était à la base suffisamment sûr de son script pour faire de cet épisode le cinquantième de la série depuis le relancement — épisodes spéciaux inclus (c’est pour cela que la navette s’appelle Crusader 50). Pour des raisons non spécifiées, « Midnight » a été décalé et diffusé après le double-épisode de Steven Moffat alors que sa place originelle se trouvait avant.
Signalons pour clore le sujet que cet épisode intègre une autre contrainte : chaque saison depuis la seconde, un épisode de « Doctor Who » ne requiert qu’une présence minimale des personnages principaux, ce qui lui permet d’être tourné en même temps qu’un autre épisode par une seconde équipe — un autre moyen d’économiser du temps et de l’argent. Cette saison, le problème a été traité différemment avec d’un coté un épisode Doctor-centric quasiment sans Donna, et un Donna-centric quasiment sans Docteur, les deux pouvant être tournés simultanément d’autant plus facilement que le premier, cet épisode, se passe entièrement dans un unique décor de studio.

Un monstre en chacun de nous

Au cours de son récit, « Midnight » brasse différents moyens de provoquer l’aliénation mentale, du plus innocent au plus vil. Le premier constitue l’idée centrale de l’épisode, celle qui fait basculer ce récit dans la terreur. C’est la manière dont Sky répète chaque phrase prononcée par les autres personnages, à la manière d’un enfant qui a décidé de s’amuser à vous agacer. Maintenu assez longtemps dans la vie de tous les jours, ce petit jeu a déjà de quoi vous énerver suffisamment pour vous convaincre de passer une heure ou deux enfermé seul. Dans un contexte tel que celui de « Midnight », c’est-à-dire une situation périlleuse mettant en jeu votre pronostic vital, le petit jeu a de quoi rendre fou. C’est une des idées brillantes de cet épisode, et qui le rattache à l’univers de « Doctor Who », que de partir ici d’un jeu enfantin innocent, et de le détourner pour en faire quelque chose de terrifiant.
Comme l’explique Davies dans le « Doctor Who Confidential » associé à cet épisode, c’est cette répétition mécanique qui coupe l’herbe sous le pied du Docteur et détruit ses qualités d’orateur qui lui ont permis de convaincre bien des foules. Ainsi instantanément imité, le discours du Docteur est déconstruit, devient factice, se voit réduit à un assemblage de ‘‘trucs’’ qui sont aisément repérables. Alors, la capacité du Docteur à inspirer l’optimisme devient un recours systématique au mensonge, son leadership naturel une soif de contrôle et de pouvoir, son intuition et son intelligence une forme de condescendance injustifiée.

Autre thème fort, la tyrannie du groupe, et l’influence de la peur. C’est parce qu’elle est la plus terrifiée d’entre tous que le monstre inconnu et invisible de cet épisode s’attaque à Sky Silvestry. On peut même faire l’hypothèse que c’est cette terreur qui a fourni au monstre une porte d’entrée. De toute évidence, dans la suite de l’épisode, il l’encourage et s’en nourrit. A chaque instant, elle sert son intérêt.
Le groupe lui-même, dans une telle situation de huis-clos, devient une entité propre qui tyrannise et attise l’irrationalité et la folie des différents individus qui le compose. Il fait voir des choses qui n’ont jamais été visibles (trois des personnages étant persuadés d’avoir vu une manifestation physique d’un transfert de la créature vers le Docteur qui n’a jamais eu lieu). Il ridiculise les opinions minoritaires et fait de l’avis majoritaire une Vérité qu’il devient impossible de contester. Au final, « Midnight » offre l’un des exemples fictionnels les plus convaincants de création d’un délire collectif. La folie meurtrière qui s’empare des personnages est parfaitement crédible, et c’est en cela que l’épisode est terrifiant.

Mais « Midnight » évoque aussi l’aliénation du divertissement quand il ne devient qu’une façon d’abrutir les masses, au moment ou l’hôtesse allume en même temps un dessin-animé, une compilation d’extraits de l’Eurovision et une présentation d’art contemporain. Quelques soient les éventuels mérites artistiques individuels de chacun de ces éléments, ceux-ci sont effacés par le diffuseur et l’absence de respect qu’il porte tant à ces œuvres qu’à leur public.
A cet inventaire, s’ajoute encore la manière dont sont imposés des éléments de conforts supposés remis par l’hôtesse, standardisés à l’extrême, et le comportement de l’hôtesse elle-même, sa fausse gentillesse et son politiquement correct incessant. A trop vouloir ne froisser personne, ne risque-t-on pas de finir par irriter tout le monde ? Il aurait fallu que quelqu’un dise ça au Directeur de la fiction de TF1 il y a au moins 10 ans.

Caractère

Evidemment, un épisode tel que « Midnight », quelque soit l’immense qualité du script, sa subtilité, et la précision effrayante de ses battements dramatiques, ne serait rien sans une direction d’acteur hors-pair, et une série de performances individuelles proches de la perfection.
Ils viennent soutenir une caractérisation brillante, dans la manière dont elle dépeint un groupe d’individus dont les défauts très humains participent de leur aliénation collective progressive, et de leur basculement vers une tout aussi humaine monstruosité. « Midnight » est également caractérisé par une absence très notable : dans cette histoire, le Docteur n’a pas de Compagnon. Et, dans le groupe qui l’entoure, il ne trouvera aucun allié. C’est ce qui contribue à faire de cet épisode le pendant inversé de « Voyage of the Damned », l’épisode spécial de Noël de décembre dernier. Dans cet épisode, placé dans des circonstances dramatiques, le Docteur trouvait un compagnon potentiel en la personne d’Astrid, qui lui permettait de faire sortir le meilleur de chacun des autres personnages, leur part de héros.
Ici, le Docteur est seul, sans personne de confiance sur qui s’appuyer, et les personnages se retournent les uns contre les autres plutôt que d’additionner leurs différentes capacités. Le professeur Hobbes est un chercheur renommé, mais il personnifie ce qui sépare l’intelligence de la connaissance. Sa capacité d’analyse très limitée n’est habituellement compensée que par sa facilité à exposer des opinions peu fondées comme d’indubitables vérités. Dee Dee, en revanche, est brillante, mais son incapacité à agir avant que quelqu’un qu’elle perçoit comme une autorité ait validé son action la condamne. Elle finit dévorée par sa peur de la situation et sa peur des autres, incapable de les dépasser. Val, pour la réduire à un cliché qu’elle transcende totalement au fil de l’épisode, est une mère tyrannique, que Russell T Davies décrit comme le véritable monstre de cet épisode. Le premier sous son influence est son mari, qui retourne au cours de l’épisode sa virilité frustrée contre son fils, qu’il tyrannise à son tour jusqu’à le faire renoncer à ce qu’il est. Davies présente Jethro comme celui qui pourrait se montrer à la hauteur du Docteur. Mais, personnalité adolescente, il ne se montre pas capable de résister à la domination. Enfin, l’hôtesse est une femme ‘‘mécanique’’ concentrée sur son objectif au point de négliger tout dommage collatéral humain. Elle est la première à proposer le meurtre pour se sortir du danger. Mais se révèle finalement en partie rachetée quand il s’avère qu’elle est prête à se sacrifier elle-même pour protéger ‘‘ses’’ passagers.

L’autre

Dans sa note finale, qui achève de donner un caractère très sombre à l’ensemble de l’épisode, le Docteur réalise qu’il ne connaissait pas le nom de l’hôtesse qui a sacrifié sa vie pour les sauver.
Le divertissement pensé comme une façon d’abrutir, la politesse surfaite de l’hôtesse, les écouteurs de Jethro, son look (t-shirt et ongles noirs), le livre auquel Sky se raccroche pour mieux entretenir son isolement : nombreux sont les moyens mis à l’image qui permettent d’éviter l’autre. La peur de l’autre se trouve être l’élément clef. C’est elle qui est à la base de plusieurs des techniques aliénantes mises en avant dans l’épisode. C’est peut-être même la motivation à la base des agissements du monstre lui-même. Chez les autres, il l’attise. Le Docteur ne devient jamais plus menaçant que quand est exposé le mystère de son identité et de sa présence sur les lieux.

Au début de l’épisode, le Docteur est pourtant celui dont la passion de l’autre permet à chacun des passagers de se rencontrer vraiment, de se parler, d’échanger. Au terme de l’épisode, après que la créature ait été éliminée, chacun passe les 20 minutes d’attente avant l’arrivée des secours en silence, isolé avec lui-même. Sur ce point, le monstre a gagné. Son attaque n’a fait que renforcer cette peur, et l’isolement auquel elle condamne. Ce qui ne rendra que plus aisé — et plus létale — la prochaine attaque...

Un constat d’autant plus désespéré qu’il est dans l’air du temps.