MOUVEMENTS — Pour son entrée dans le clair, Canal+ choisit la voie Direct
Le rachat par le groupe Canal+ des chaînes TNT de Bolloré marque un tournant dans le PAF
Par Sullivan Le Postec • 8 septembre 2011
Ce 8 septembre 2011, le Paysage Audiovisuel Français a profondément changé. En rachetant Bolloré Media qui édite les chaînes TNT Direct 8 et Direct Star, Canal+ vient secouer une TNT qui n’a jusqu’ici tenu aucune de ses promesses.

Le feuilleton Canal 20 touche à sa fin. Et contrairement à ce que les derniers développements laissaient craindre (notre info du 23 aout, TNT : Une entourloupe technologique pour empêcher Canal 20 ?), elle est positive. Pour mener ses projets à bien, le groupe Canal+ entend racheter Direct 8 et Direct Star ont annoncé les journalistes de Libération Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos.

Canal 20

En mars dernier, après plusieurs mois de rumeurs, Bertrand Méheut abattait ses cartes dans une interview au Figaro. Quelques années auparavant, et pour faire plaisir à TF1, le gouvernement avait fait voter l’attribution aux trois grandes chaînes privées historiques, TF1, M6 et Canal+, d’un canal ‘‘compensatoire’’ sur la TNT. Ces chaînes bonus, comme on les a appelées, prétendaient compenser les investissements consentis pour le basculement vers le numérique, même si l’argument ne convainquait personne.
En mars, donc, Méheut annonçait que la chaîne bonus de Canal+, désignée sous le nom de code Canal 20, serait une chaîne gratuite, et qui ciblerait les CSP+.

Au départ, les concurrents de Canal+ avaient considéré que la chaîne cryptée lancerait une déclinaison cryptée. Mais légalement, rien ne l’y obligeait. Sentant le coup de Canal venir l’hiver dernier, TF1 et M6 s’étaient soudain montrés de plus en plus nerveux, et annonçaient qu’ils préféraient renoncer à leur si gros cadeau. Cette résistance s’est encore amplifiée après l’annonce, TF1 et M6 alternant depuis entre les demandes de gel de création de nouvelles chaînes, et la surenchère absurde si le gouvernement avait l’audace de ne pas les suivre (on rit encore de l’interview de Nicolas de Tavernost dans laquelle il annonçait fièrement le lancement de nouvelles chaînes sur des canaux qu’il n’avait aucune chance d’obtenir du CSA).

Changements de paradigme

Mais pourquoi cette réaction si vigoureuse ? Parce que TF1 et M6 savent que Canal +, et son projet de chaîne dotée au départ de 100 millions d’euros annuels, était en mesure de complètement bouleverser le paysage de la TNT française. Jusqu’ici, ils s’étaient en effet entendus, au moins tacitement, pour développer sur la TNT une approche low-cost de la télévision. Les chaînes de la TNT, dont on espérait au départ qu’elles pourraient participer à renouveler le PAF en innovant et en concevant des programmes pour un public plus segmenté, s’étaient finalement toutes positionnées comme des mini-généralistes visant la ménagère à base de programmes très bon marchés, que ce soit de la série américaine multi-rediffusée ou de l’émission de flux à très bas coût. Rien à voir avec la TNT britannique, par exemple, qui produit depuis cinq ans de la fiction originale, segmentée et de haute qualité (« Skins », « Misfits »...).
L’opération permettait de limiter la menace que faisait peser la TNT sur les chaînes historiques (il restait facile de différencier les programmes des unes et des autres) et d’atteindre la rentabilité à court-terme. Canal 20, c’était potentiellement la fin de l’ère où on pouvait se faire sur la TNT de l’argent facilement et sans se fatiguer.

Qu’est-ce qui pousse le groupe Canal à vouloir investir et à forcer la TNT française à monter en gamme quand elle pourrait se contenter de son pré-carré crypté ? Une vision de l’avenir qui voit plus loin que le résultat net à six mois.
‘‘Il est indispensable de renforcer l’offre de la TNT gratuite avec des chaînes de qualité,’’ déclarait Bertrand Méheut au Figaro en mars. ‘‘Il faut que nous occupions le terrain sinon il sera conquis par de nouveaux acteurs comme Google TV, Apple TV, Hulu ou Netflix qui déferleront grâce à la télévision connectée. Cette évolution est inéluctable, il faut donc agir vite et développer la production française. Aujourd’hui, les chaînes qui concentrent leur offre éditoriale sur des séries américaines seront particulièrement affectées par les nouveaux acteurs de l’internet qui pourront bientôt les proposer directement aux téléspectateurs.’’

Le projet de Canal+ avait beau être le seul à donner quelque espoir que le Paysage Audiovisuel Français puisse ne pas être totalement décimé dans dix ans, le gouvernement a vite montré clairement qu’il tenait plus à ses bonnes relations avec Martin Bouygues qu’à ces basses considérations. Il devenait clair que beaucoup serait fait pour empêcher l’apparition de Canal 20. Cet été, le Ministère de la Culture a commencé à poser les bases d’un changement de norme de diffusion numérique, qui repousserait de plusieurs années tout lancement de nouvelles chaînes, le temps que le parc de décodeurs soit entièrement renouvelé. TF1 et M6 ont beau faire la promotion du libéralisme économique à longueur d’antenne, en matière de télévision, il leur apparaît qu’il vaut mieux limiter la concurrence à zéro, soit ‘‘assurer la stabilité du secteur’’, en langage du Ministère de la Culture.

Le rachat

Mais Canal + était déterminée, et avait déjà commencé à acheter des droits de programmes pour sa future chaîne. Voyant la porte se refermer, le groupe a décidé de rentrer dans la TNT en clair par la fenêtre. Canal+ a pris tout le monde par surprise en cette fin d’après-midi du 8 septembre, en annonçant le rachat de 60% de Bolloré Media, qui édite les chaînes TNT Direct 8 et Direct Star, avec la possibilité de racheter le restant des parts dans trois ans. Bolloré se désengage de la télévision (même si la ligne de communication est pour l’heure celle d’un "partenariat", dans les faits, Canal+ prend le contrôle des programmes et de la régie publicitaire).
Canal se retrouve donc avec non plus une, mais deux chaînes gratuites, Direct 8 et Direct Star, qu’il va certainement revoir de fond en comble (jusqu’à changer leur nom ? Très Probablement). La première pourrait s’aligner sur le programme prévu pour Canal 20, si celle-ci devait ne pas voir le jour. Un projet décrit ainsi par Méheut : ‘‘dans la lignée de Canal+, [elle sera] centrée sur le cinéma, la création originale et présentera aussi des magazines culturels et éventuellement un nombre très limité d’événements sportifs. Avec Canal 20 nous visons une cible publicitaire de CSP + alors que les autres chaînes gratuites visent principalement les ménagères de moins de 50 ans. Notre régie publicitaire réalise déjà 90% de son chiffre d’affaires de 200 millions d’euros sur la seule cible des CSP+. C’est une population qui est peu ciblée actuellement, nous allons donc contribuer à élargir le marché publicitaire français qui est sous-développé : en France, le ratio des recettes publicitaires sur le PIB n’est que de 0,15%. Soit deux fois moins qu’en Italie et trois fois moins qu’aux États-Unis. Il y a une marge de progression. Pour attirer de nouveaux annonceurs, stimuler le développement du marché publicitaire et probablement la consommation, il faut permettre à de nouvelles chaînes ciblant de nouvelles populations d’émerger’’.

Pour la seconde, un problème se pose : en comptant les chaînes TNT gratuites et payantes, le groupe Canal+ disposera après ces acquisitions de 8 canaux (Canal+, i>Télé, Canal+ Sport, Canal+ Cinéma, TPS Star et Planète+, auxquelles s’ajouteront donc Direct 8 et Direct Star). Un de plus que ce que la loi autorise. “En effet, nous dépasserons le maximum de sept fréquences autorisées lorsque cette opération sera finalisée. Nous aurons donc la nécessité de restituer une, voire deux fréquences suivant la situation. Plusieurs scénarios sont envisagés. Mais d’ores et déjà, je peux vous dire qu’ il n’est pas question de restituer la fréquence de notre chaîne d’information i-Télé,” prévient aujourd’hui Méheut dans une interview aux Echos, alors que TF1 fait le forcing pour obtenir le passage de LCI en clair, même si une troisième chaîne d’infos en continu semble superflue.
Selon Newsmedia, des discussions auraient déjà lieu pour céder une de ces chaînes au groupe NRJ.

Les Echos précise que pour être bouclée, ce que Canal+ espère d’ici au printemps 2012, l’opération doit encore être validée par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel et les autorités de la concurrence, ce qui, selon Bertrand Méheut, ne devrait pas poser trop de problèmes : “Je ne vois pas dans quelle mesure cette opération pourrait soulever des critiques. Les chaînes qui sont concernées par l’opération présentent moins de 4 % de part d’audience cumulée. Canal+ sera un tout petit acteur de la télévision gratuite. Je vous rappelle que TF1, qui était déjà en position dominante sur le gratuit, a été autorisé à racheter TMC et NT1”.

TF1 (qui détient TMC et NT1), ainsi que M6 (W9) vont être forcées de réagir. L’annonce d’aujourd’hui devrait avoir des répercussions durables et profondes sur le PAF, au-delà des deux chaînes directement concernées.

Le plus drôle étant que cette acquisition surprise ne clôt pas le dossier des chaînes bonus, qui ont été votées il y a plusieurs années par le gouvernement. Si l’Etat Français faisait machine arrière, Canal+ serait en droit de demander réparation du préjudice. Gageons qu’une sortie à l’amiable sera trouvée. Mais cette épée de Damoclès ferme quasi totalement à l’Etat la possibilité de s’opposer au rachat de Bolloré Media par Canal.
Le Président du CSA remettra lundi au gouvernement son rapport sur l’avenir de la TNT, sur lequel celui-ci devait s’appuyer pour justifier ses futures décisions. Le rapport est déjà caduque trois jours avant...

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Post Scriptum

Le communiqué de presse de Canal+ et Bolloré.