SERIE CANAL — quatre ans et une crise de croissance ?
Quel public veut séduire Canal+ ?
Par Sullivan Le Postec • 17 septembre 2009
Quatre ans après son apparition à l’antenne, la fiction moderne de Canal+ est à un carrefour stratégique. Et pas forcément décidée à prendre le chemin qui aurait notre préférence.

La fiction Canal+ telle qu’on la connaît aujourd’hui est née il y a quatre ans, avec la diffusion de la première saison d’« Engrenages » fin 2005. Si l’on s’en tient aux drama, six séries en tout ont été produites : « Engrenages », « Mafiosa », « Reporters », « Sécurité Intérieure », « La Commune » et « Scalp » (auxquelles se rajouteront « Braquo » et « Pigalle, la nuit » cet automne et cet hiver). Sur ces six séries, seules les trois premières ont connu une deuxième saison, et seule les deux premières sont encore en production pour une troisième saison, après l’annulation de « Reporters » au début de l’été.

Si on base notre image de la chaîne sur ce qu’elle poursuit, on trouve donc une série policière et une série de mafieux. Deux projets qui ne se démarquent dans la production française que parce que celle-ci est particulièrement aseptisée, mais qui sont en réalité deux polars noirs grand-public reposant sur des codes largement connus du public. Canal+ peine à imposer d’autres univers ou à approfondir sa ligne éditoriale de fictions politiques sous la formes de séries qui, contrairement aux unitaires, ne peuvent pas se baser sur un événement réel très connu qui offre le plan média sur un plateau.

Le fait est qu’aujourd’hui, si Canal+ cherche à séduire une masse importante de son public avec ses séries, ses choix sont alors limités concernant ce qu’elle peut produire pour séduire cette audience. La cause se trouve du coté de la structure de l’audience de la chaîne. Les abonnés le sont pour le foot et pour accéder au cinéma en première diffusion, et il ne faut pas se faire d’illusions : l’essentiel des abonnés sont la pour les blockbusters américains et pas pour le cinéma d’auteur français.
La simple vérité, c’est que ce public ne recoupe que peu celui de séries américaines comme « The Wire » ou les « Sopranos ». Globalement masculin et pas très jeune, le public de Canal+ cherche logiquement en matière de fiction une forme encanaillée des policiers de TF1, qui sont avant tout des women movies.

Deux grands choix stratégiques s’offrent donc à Canal+ : soit produire de la fiction qui séduira son public, celui qu’elle a déjà. Soit tenter de creuser un sillon et de faire venir à elle un nouveau public, une stratégie qui demande persévérance, qualité élevée de la production, et une communication très réussie.

C’était le sens de la pétition que Le Village a soutenue pour une saison 3 de « Reporters ». Nous sommes convaincus qu’il y a une place en France pour une fiction innovante qui entretienne un rapport riche avec son public. Le tout est de réussir à organiser la rencontre. Nous ne sommes pas surpris qu’une partie importante du public abonné à Canal+ n’ai pas accroché à « Reporters ». Nous restons persuadés que le public de « Reporters » existe, qu’il faut faire l’effort d’aller le chercher. Ce n’est pas facile : Dans un monde d’ultra-communication, atteindre une cible donnée n’est pas si facile. Surtout quand celle-ci ne vous écoute pas, par exemple parce que cela fait des années qu’elle ne regarde plus aucune série française... Et vu la manière dont « Reporters » a été posée dans la grille sans promo, il ne nous semble pas que Canal+ ait été consciente que le public de cette série pouvait être à aller chercher.

Jusqu’à aujourd’hui, dans le choix stratégique décrit plus haut, Canal+ semblait avoir choisi une voix du milieu, en développant en parallèle des fictions susceptibles de toucher son public, et d’autres plus innovantes et exigeantes dans leur rapport au spectateur. Comme toutes les stratégies du milieu, celle-ci avait des avantages et des inconvénients.
L’avantage premier était celui de la diversité, les six séries produites étant finalement plus variées que la production de toutes les autres chaînes réunies. L’inconvénient est que l’offre est du coup peu lisible pour le public. Celui de la chaîne n’est pas sûr que les séries qu’elle diffuse vont toutes lui plaire ; celui qui n’est pas encore acquis à la chaîne constate que toute l’offre ne se vaut pas et peut s’interroger légitimement : prendre un abonnement vaut-il la peine si l’offre qui l’intéresse vraiment se limite au mieux à une saison de 8-12 épisodes par an ?

L’annulation de « Reporters » nous semble marquer la décision d’un choix d’orientation : Canal a l’air de vouloir des résultats immédiats, et donc choisi de se réorienter vers des productions calibrées pour le parc d’abonné qui est le sien à ce jour. De fait, il se dit déjà, dans les ‘‘milieux autorisés’’ que, dans sa recherche de projets, Canal s’oriente aujourd’hui vers des projets moins risqués et aux résultats positifs plus prévisibles.
Laissant le public orphelin d’une chaîne qui ferait le parti de miser sur une fiction clairement différente, et donc le public serait peut-être une niche, mais une niche active, engagée et passionnée.

A la décharge de la chaîne, il faut reconnaître que l’univers de la télévision tout entier est à un carrefour stratégique et doit renouveler son modèle industriel, ce qui n’invite pas aux projets de long terme. Et puis la période actuelle, en France, est marquée par une sorte d’immense malentendu sur la nature de la fiction, son rôle et sa place dans la société. Ce qui explique sans doute deux choses à la fois. D’abord, que Canal+ n’ait jamais cherché à capitaliser, en terme de communication, sur le rapport au réel, la nature de décrypteur de mécanisme, de « Reporters ». Mais aussi que quand est survenu quelque chose d’aussi intéressant que l’affaire de Karachi et sa similitude avec le scénario de la saison 2 de la série, les reprises – qui ont été relativement nombreuses – n’ont pas dépassé le stade de l’anecdote rigolote au mieux, le délire conspirationniste au pire. Personne n’en a profité pour poser le débat de la fonction que peut jouer la fiction dans la société, dans les débats qui l’agitent, et dans l’élévation collective. Le symptôme d’un mal profond qui dépasse de loin « Reporters », Canal+, et même le problème de la fiction télé française toute entière...