EMMANUEL DAUCÉ – ‘‘Mon ambition, c’est l’éclosion d’une industrie artistique de la série en France’’
Le co-créateur et producteur de la série détaille le processus d’écriture de la série, et la manière dont s’invente la collaboration qui lui donne naissance.
Par Sullivan Le Postec • 23 novembre 2010
Douze épisodes par an d’une série feuilletonnante, c’est le pari qu’« Un Village Français » seule remplit aujourd’hui en France. Emmanuel Daucé détaille les processus d‘écriture et de production qui accomplissent ce petit miracle.

Sorti de la Femis, section production en 2002, Emmanuel Daucé a passé deux ans au sein de Telfrance, pendant lesquels il assura notamment la fonction de Directeur littéraire sur une centaine d’épisodes de « Plus Belle la Vie » (épisodes 30 à 130). Depuis 2005, il est producteur à Tétra Media, où il développe des projets très intéressants : « La Commune », pour Canal+ et, pour France Télévisions, « La Commanderie » et « Un Village Français ». Cette dernière est de retour dès le 28 novembre en troisième saison...

La Village : La tension va monter dans ces nouveaux épisodes...

Emmanuel Daucé : Oui, on est après la fin du Pacte Germano-soviétique, les Communistes sont réellement entrés dans la résistance : la Ligne du Parti a changé. Dès septembre 41, celle-ci devient de porter la guerre en France, et donc d’abattre des officiers allemands, ce qui se passera à Barbès, à Nantes... Et ce qui va donc se passer à Villeneuve. Une des intrigues forte, qui va concerner au premier chef Marcel, est de savoir si on accepte de faire ces attentats. La Ligne du Parti est inconditionnelle, mais il y a aussi sa morale personnelle. Sachant que l’on sait qu’il y aura forcément des représailles, avec des otages qui sont pris, selon un code des otages. Ce sont d’abord des Communistes, mais ils peuvent être aussi simplement des gens qui ont été pris pour diverses activités illégales : port d’arme, propagande anti allemande. Et ces otages seront fusillés.
Daniel Larcher va être mêlé à cette intrigue, à double titre puisqu’il est le frère de Marcel, mais aussi parce qu’il est le Maire de Villeneuve. Il s’agit de concitoyens qui vont se faire assassiner. Des administrés innocents. Lui veut essayer d’intervenir, mais le Kreiskommandant lui-même ne peut pas vraiment aller contre les ordres venus de Berlin, qui disent que pour un allemand tué, 100 otages seront assassinés... Il a réussi à faire baisser ce nombre à vingt. Daniel négocie avec le sous-préfet Servier, et on pourrait peut-être alors descendre à dix. Et là, l’engrenage de la collaboration se met en place : ‘‘je pourrais descendre à dix si vous m’aider à établir la liste’’. Est-ce qu’il s’agit alors pour Daniel de sauver dix personnes, ou bien d’en condamner dix ?... On comprend la logique du personnage, on comprend qu’il veuille sauver dix personnes, et on comprend qu’il en arrive du compromis à la compromission, à participer à cet acte barbare.

Pour livrer ces douze épisodes annuels, vous avez mis en place une véritable industrialisation des processus d’écriture, avec une écriture en atelier...

Il y a une période intense d’atelier, dont on essaye d’ailleurs de réduire la durée, qui est le moment de bouillonnement des idées. Après chacun part dans son coin pour écrire les continuités dialoguées. C’est une forme d’industrialisation, mais d’un point de vue d’un auteur. C’est l’espèce de paradoxe qui consiste à industrialiser sans tomber dans le sans saveur, sans odeur, et le supermarché. Il s’agit de défendre un point de vue d’auteur, qui reste celui de Frédéric Krivine, raison pour laquelle Frédéric reprend les dialogues de tous les épisodes : c’est le pacte passé avec les auteurs de l’atelier. Il les reprend pour lisser mais aussi pour y imprimer le ton d’« Un Village Français », qui est le ton de Frédéric, et qui consiste à mes yeux en une forme de distance ironique sur les situations, et une forme de recherche permanente de l’empathie qui est l’obsession de l’atelier d’écriture sur cette série : comment est-ce qu’on va vivre avec ces personnages, et comment est-ce qu’on va intimement comprendre ce qu’ils sont et ce qu’ils font.
C’est la raison pour laquelle l’atelier et Frédéric ont travaillé avec une consultante psychologue qui a allongé tous les personnages du Village sur le divan, et qui a essayé de construire avec l’atelier une forme de boite à outil pour analyser la construction psychologique d’un personnage, de la même manière qu’il existe des outils pour analyser la dramaturgie. Ça doit rester un outil, ça ne doit pas devenir une nécessité impérieuse qui bloquerait l’imaginaire. C’est juste une manière de partager un langage commun dans la création.

Et de formaliser ce qui est de l’ordre de l’intuitif...

Voilà. Et au fond, c’est pour cela, je crois, qu’on arrive aujourd’hui à faire douze épisodes par an : dès le début, il y a eu la création de cet atelier où on a élaboré un langage commun. Comme dans une famille où quand on dit ‘‘va chercher du vin au sellier’’, et que l’on sait ce que cela veut dire ’le sellier’ quand on appartient à la famille. Là, on a défini le ton d’Un Village Français, ce qu’est un teaser d’Un Village Français, comment est construit le personnage de Jeannine, de Daniel, qui sont les “personnages point de vue”, comment on construit un épisode, etc., etc.

Malgré tout, il y a eu pas mal de renouvellement dans cet atelier...

Le renouvellement, il est lié à la nature de la fiction française. On ne peut pas les engager à l’année dans des writing rooms comme on le ferait aux Etats-Unis. L’histoire du Village n’est pas un long fleuve tranquille —heureusement peut-être. Il y a des moments où on a cru que le projet n’allait pas se faire, puis qu’il était menacé, puis que tout allait bien. Donc les choses se font en fonction de cela, en fonction des disponibilités des uns et des autres, mais aussi de l’envie des auteurs de travailler dans un cadre d’atelier, où il y a des règles établies depuis le départ, comme la possibilité d’être ré-écrit par Frédéric Krivine. Pour le coup, on est dans un système directement inspiré des Etats-Unis, où le showrunner peut “rewriter” ou “polisher” les épisodes.

Combien de temps dure cette période ‘‘de bouillonnement’’ ?

Aujourd’hui, sur la saison qu’on est en train de faire, il va s’étaler en tout sur trois mois. Ça ne veut pas forcément dire trois mois tous les jours. Trois mois à base de post-its étalés sur les murs...
Pour la petite histoire, je pense que c’est un des ateliers français — il n’y en a pas beaucoup donc ce n’est pas forcément si dur — où l’on mange et où l’on boit le mieux. Frédéric est un ancien critique gastronomique, et il a une cave extraordinaire, et il tient à ce que « Un Village Français » soit aussi un haut lieu de gastronomie.

Après ces trois mois, combien de temps reste-t-il pour écrire les épisodes en eux-mêmes ?

Le tournage de la suite va commencer entre mi-mars et début avril. L’aboutissement de cet atelier d’écriture, ce sont des séquenciers assez développés. Partant de ces séquenciers, il reste environ trois mois pour écrire les six premières continuités dialoguées. Après, on repart, en parallèle du tournage, sur l’écriture des six autres. Ce qui fait que le processus d’écriture doit être en tout de neuf à dix mois pour écrire douze épisodes. Sachant, évidemment, que Frédéric, ne serait-ce qu’en regardant les rushes, ne peut pas s’empêcher de penser à la suite. C’est une matière vivante.

Sur « Un Village Français », Frédéric Krivine et Philippe Triboit sont producteurs associés, ce qui fait que vous avez concrétisé ce concept dont j’ai entendu parler par ailleurs, mais dont je n’ai pas l’impression qu’il se soit traduit dans les faits ailleurs que chez vous, du Triumvirat...

En fait, c’est quelque chose qui a été assez évident depuis le départ. Ca n’a pas été l’objet de long débats, il n’y a pas eu d’ultimatum de la part de Frédéric ou de Philippe : ‘‘je travaille sur cette série uniquement si…’’. La série est née aussi de cette organisation. Mais il ne s’agit pas de dire qu’il faut faire ça : la nature de nos personnalités, du projet, de notre travail, fait que cela fonctionne très bien comme cela. Mais il y a un avantage aussi à être trois, qui est que cela referme la possibilité d’un affrontement : il n’y a pas deux camps, il y a toujours un troisième qui permet la décision. Il y a nécessairement des points de vues opposés, parfois des frictions sur la manière d’envisager la série, mais Frédéric et Philippe se complètent vraiment, vraiment bien.

A quel point est-ce que vous vous permettez de croiser les postes ? C’est-à-dire à quel point est-ce que Frédéric Krivine peut aller voir en dehors de ce qui est d’habitude le périmètre du scénariste, et inversement pour Philippe Triboit ?

Le vrai savoir-faire de Frédéric, il est quand même dans le scénario, et son rapport au film, il est quand même avant tout scénaristique. Le rapport de Philippe, il est avant tout en tant que réalisateur. Evidemment, cela ne l’empêche pas d’avoir un point de vue sur le scénario. Simplement, pour qu’on avance, Philippe lit toutes les versions et très en amont discute et donne des inflexions, mais c’est quand même Frédéric qui dirige les choses, de la même manière que, sur le plateau, c’est Philippe qui dirige ses comédiens et découpe les plans. Et mon rôle à moi, c’est de faire en sorte que tout cela puisse se faire économiquement, humainement, et d’un point de vue de l’organisation, et d’instaurer un rapport harmonieux avec la chaîne.

Mais au-delà de l’écriture et du tournage, il y a des territoires qui me semblent un peu plus ouverts comme le casting des acteurs ou le montage...

Sur le casting, Philippe a une réflexion très élaborée à ce sujet, et un grand sens du casting, mais évidemment Frédéric et moi nous sommes toujours consultés. Par contre, le vrai moment d’échange, et de partage, où les territoires commencent à se fondre et à devenir plus flous, c’est le moment du montage. C’est un moment passionnant, où il ne s’agit plus de parler du scénario ou de ce qui a été tourné, il s’agit de parler des films, et de ce qu’on a, et de ce qu’est le « Village Français ». Le moment est encore un peu complexifié quand c’est un réalisateur autre que Philippe, mais nous sommes toujours tous les trois, voire tous les quatre, dans la salle de montage. Evidemment d’abord le réalisateur monte, et nous présente une version qu’il considère pouvoir nous présenter. On travaille ensuite sur cette première version.

J’ai l’impression que c’est déjà une grosse innovation. Il n’y a pas beaucoup de scénaristes, en France, qui poussent la porte d’une salle de montage...

Mais Frédéric a une compréhension de la production, il a une compréhension de la mise en scène. Il a lui-même déjà mis en scène. Il dirait d’ailleurs qu’il n’est pas un très bon metteur en scène — moi j’ai vu au moins un très bon film réalisé par Frédéric. Philippe, lui, est un ancien scénariste, et donc il y a un vrai échange constructif à ce moment-là, dans un laps de temps qui est quand même relativement court — on a cinq semaines pour monter un épisode — qui nous permet de pousser les films dans leurs retranchements.

Innover dans la manière de produire des séries, c’est une ambition nécessaire ?

Mon ambition, en tant que producteur, est de participer à l’éclosion d’une industrie artistique de la série en France. Je ne me dis pas qu’il faut absolument aller vers tel ou tel modèle, ce sont les rencontres et les personnalités qui font les modèles. Là, je travaille sur une série dont le financement serait international, « Pharaoh », écrite par John Milius. Evidemment, mon rapport avec John Milius ne va pas être le même. Mais j’essaie de monter un projet d’initiative française, avec un fort engagement humain et financier français – C’est Canal+ le partenaire de « Pharaon » – qui permette ensuite à l’industrie française de la série de se développer via ce financement-là. Ça c’est une de mes ambitions aujourd’hui.

Il y aura des auteurs français sur « Pharaon » ?

Le but, oui, c’est d’avoir trois ou quatre auteurs européens, dont des français. Et c’est très important pour moi que cette écriture se passe à Paris. Pour que je sois là, pour que Canal+ soit là, et que nous apprenions ensemble à dégager ce langage commun dont je vous parlais tout à l’heure. Parce que ce n’est pas un processus où l’on sait forcément dès le départ exactement où l’on va. Il faut beaucoup de temps pour que les choses deviennent évidentes, et c’est tout ce travail exploratoire qu’on fait en atelier, qu’on fait au montage, qu’on fait en, permanence sur les séries qui est important pour qu’à un moment, cela s’impose.

Pour l’instant, vous avez un Pilote ?

On a un Pilote qui est écrit, et une première version de la Bible pour douze épisodes, ‘‘broken into episodes’’, comme ils disent. Le planning sur lequel on travaille aujourd’hui, c’est de commencer à tourner en septembre 2011. Mais il reste à monter l’ensemble des financements internationaux, plusieurs négociations sont en cours, donc aucune n’est aboutie puisque cela se fait en parallèle du développement. L’un amène l’autre, les financements sont conditionnés à des ventes, et les ventes sont conditionnées au développement du projet.


Propos recueillis le 28 octobre.

Post Scriptum

Remerciements à Blue Helium, France 3 et Tetra Media.

Dernière mise à jour
le 23 novembre 2010 à 02h34