HISTOIRE(S) - Un silence
Par Sullivan Le Postec • 8 juillet 2009
Le public se lamente souvent des manques de la fiction française. Et si c’était de sa faute ?

Billet de (mauvaise) humeur. Une histoire décourageante.

Mes premiers articles sur la fiction française remontent à 2005. Ils furent mis en ligne sur le portail du Front de Libération Télévisuelle, ancêtre d’A-Suivre.org. Ils ont été archivés au Village. Dans le premier, publié en avril 2005, j’évoquais les freins structurels d’un secteur qui peine à s’industrialiser — alors que l’industrialisation, dans ce cas précis, me semble être la voie de la liberté de création. Dans le second, mis en ligne six mois plus tard, j’évoquais les responsabilités des créatifs eux-mêmes, qui n’avaient que très peu réfléchi à l’évolution de la fiction télévisée, souvent parce qu’elle était pour eux qui auraient voulu faire du cinéma, une activité de dépit.

Aujourd’hui, il m’apparaît de plus en plus qu’il manque un volet à cette série d’articles.

Il soulignerait la responsabilité des téléspectateurs eux-mêmes dans la faiblesse de notre fiction télévisée. J’assume la part de provocation du propos. Mais, après tout, le téléspectateur est celui qui, en regardant — ou pas — en en parlant — ou pas — transforme les pilotes en séries, les premières saisons en deuxième, les personnages anonymes en figures de la culture populaire.

Qu’on me comprenne bien, il ne s’agit pas d’un propos qui remettrait en cause l’intelligence des téléspectateurs français, trop bêtes pour soutenir la bonne fiction française. Je ne suis pas de cet élitisme là. L’élitisme qui est le miens, c’est celui qui consiste à penser que les masses sont suffisamment intelligentes pour qu’on leur propose le meilleur, et qu’elles s’en saisiront si on leur laisse la possibilité. Pas celui qui affirme que la culture est à réserver à un cercle d’happy few qui en serait digne. Ce n’est pas par hasard que je me suis intéressé avec constance aux cultures populaires plutôt qu’à la culture institutionnelle.
Il ne s’agit pas non vraiment plus de remettre en cause certains programmes que les téléspectateurs regardent. Les français ont regardé « Navarro » en masse comme les américains regardent « Les Experts » en masse. Ni l’une ni l’autre ne sont des fictions indignes. La seule véritable différence entre les deux, c’est qu’aux Etats-Unis la fiction télé a perpétuellement évolué, passant de « Kojak » à « CSI », alors que la France est restée bloquée quinze ans sur les formats des années 80 sans réussir à avancer, se contentant longtemps de déguiser « Kojak » un jour en rousse, un autre en gendarmette. Ce qui fait que même cette fiction archi grand-public a finit par se crasher en France et qu’aujourd’hui, le téléspectateur français regarde lui-aussi « Les Experts ».

Alors, pourrait-on me dire, quel est le problème que j’ai avec le téléspectateur français exactement ?

Ce qui fait qu’aux Etats-Unis la fiction innove, se renouvelle, tente et invente, c’est qu’il y a un public qui se montre prescripteur de ces innovations. Il repère les séries qui sont dans cette démarche, il les regarde, il en parle. Plus souvent qu’à son tour, il les maintient à l’antenne parce que même si elles ne font pas de gros chiffres d’audience, ces séries deviennent d’excellents vecteurs d’image pour les chaînes (tout récemment, on pense « The Wire » ou à « Friday Night Lights », une des meilleures séries actuelle, aussi une des moins regardées, et pourtant renouvelée à la surprise générale pour deux saisons il y a quelques semaines). Et quand il ne parvient pas à les maintenir à l’antenne, ce public prescripteur peut les transformer en œuvres cultes. « My So-called Life » / « Angela, 15 ans » n’a peut-être duré que 19 petits épisodes. Mais sa seconde vie après son court passage sur ABC a été si forte qu’elle a néanmoins eu une influence cruciale sur la télévision américaine.

En France, ce public-là est très largement aux abonnés absents, malgré quelques trop rares exceptions. Et en l’absence de cette audience prescriptrice, les bonnes séries françaises souffrent d’agoniser dans le même anonymat que les plus mauvaises. Du coup, rien ne se construit. Rien ne progresse. Rien n’avance.

Comment expliquer ce silence ?

Pour une part, il y a un manque de curiosité intellectuelle basé sur des postulats bien pratiques pour l’excuser, mais néanmoins insensés, du type « les français ne savent pas faire de série » ou « les séries françaises sont toutes nulles » comme si l’histoire de la fiction télé française avait commencé au milieu des années 80. Comme s’il n’y avait aucune hiérarchie, aucune création marquante, dans les productions réalisées depuis cette date. Par ailleurs... Par ailleurs, je ne sais pas. Il y a sûrement d’autres explications, mais elles me dépassent.

En ce moment, Canal+ diffuse une formidable série qui a déjà connu une première saison d’excellente qualité. Nombre de forums de séries n’ont aucun sujet ouvert qui lui est consacré. Quand un sujet existe, il totalise péniblement trois posts. Il ne s’agit pas de faire de l’unanimisme. On a le droit de ne pas aimer « Reporters ». Mais, chez ceux qui l’ont vue, beaucoup en disent du bien. Et « Reporters » est une “vraie” série, qui travaille dans la longueur, et qui ne se reboote pas à chaque saison. Et puis surtout, même si on ne l’apprécie pas, l’ambition de ses sujets, la qualité du traitement qu’elle en offre, la profondeur et la pertinence du portrait du monde qu’elle propose (en cela elle est presque unique à la télévision française) ont de quoi nourrir quelques conversations. Et pourtant, le silence...

Aux Etats-Unis ou en Angleterre, ces publics prescripteurs rendraient la continuation d’une série comme « Reporters » industriellement logique, même si elle n’est pas la série la plus regardée de la chaîne. En France, le silence. Et l’espoir que la direction de Canal+ soit, seule, suffisamment perspicace pour réaliser que « Reporters » est la série qui incarne le mieux l’ambition de sa politique éditoriale, par la manière dont elle se confronte à la réalité de notre monde pour en tirer une fiction d’une grande richesse, à la fois divertissante et intellectuellement stimulante...

Mais même la chaîne la mieux intentionnée du monde ne peut pas se battre indéfiniment contre l’indifférence.