HISTOIRE(S) — Luther, la miraculée
En télévision, le succès est loin d’être toujours instantané.
Par Sullivan Le Postec • 23 avril 2012
L’histoire de « Luther » est riche d’enseignement sur la politique de création de la télévision britannique, et de BBC en particulier. Place centrale accordée à l’auteur-scénariste, véritable ambition visuelle, et une confiance absolue dans la création.

Au tout début du mois de mai 2010, l’Inspecteur John Luther fait son apparition sur les écrans de la BBC. Le personnage magnifié par le charisme phénoménal d’un Idris Elba, fantastique dans chaque plan, mène ses enquêtes dans un monde sombre et désenchanté. Il porte en lui une angoisse qui ne le quitte jamais : il sait qu’il n’est pas à l’abri du Mal qu’il traque. La série « Luther » débarque à partir de ce lundi sur Canal+, en première partie de soirée.

Les séries britanniques diffusées en prime sur la chaîne cryptée n’ont pas été légion, et « Luther » aurait bien pu ne jamais en arriver là.

John Luther a été créé par le scénariste et romancier Neil Cross. Auparavant, il avait écrit un épisode de la saison 5 de « MI-5 / Spooks », avant de devenir le scénariste en chef en charge des saisons 6 et 7 de la série d’espionnage de la BBC. Cette expérience et ses romans suffisent à la BBC pour faire pleinement confiance à sa vision d’auteur et le laisser créer « Luther », drama policier crépusculaire.
Il faut dire aussi que Neil Cross est un vrai fan de télévision. Quand on lui demandait il y a trois ans ce qu’était sa série préférée, il faisait une réponse qui n’est pas pour déplaire au Village : ‘‘Le « Doctor Who » de David Tennant est la meilleure série télévisée au monde — et j’en sais quelque chose je regarde beaucoup plus la télé que ce qui est bon pour moi. J’ai essayé de ne pas répondre « The Wire », parce que Dieu sait que je suis fatigué d’entendre les écrivains la célébrer. Je n’ai pas forcément envie de m’ajouter à eux, mais sur ce sujet, ils ont raison. Dans l’intérêt de l’équilibre, je devrais ajouter que j’adore « America’s Next Top Model », « Project Runway » et « Top Chef ».’’

Pour créer sa série, Neil Cross s’inspire de Sherlock Holmes, mais en lui ajoutant la complexité émotionnelle et l’ambiguïté morale d’un personnage de thriller psychologique. Narrativement, la série reprend le principe de « Colombo » : dès le début, le spectateur connaît le criminel que Luther doit coincer. Ce qu’on ne s’est pas, c’est comment il va parvenir. Et surtout, à quel coût. Car, contrairement à Colombo, Luther et son entourage sont vraiment en danger, tant sur le plan physique qu’émotionnel. C’est tout la clef de l’intensité de la série : ce réel sentiment d’inquiétude pour les personnages dans un contexte de forte vraisemblance psychologique.

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Neil Cross
L’auteur et son personnage

Le premier épisode rassemble 6,54 millions de téléspectateurs britanniques devant la rencontre entre ce Colombo post-moderne et la vénéneuse Alice. Ruth Wilson, qui l’incarne, s’avérant une partenaire à la mesure d’Elba. Chaque épisode présente une nouvelle enquête. Classique ? Oui et non. Parce que la série le fait très bien. Dans tous les épisodes, il y a au moins une scène unique, un moment de vérité ou de tension qu’on a le sentiment de ne pas avoir vécu avant, ce qui élève « Luther » très haut dans la catégorie des séries policières.
Mais l’audience chute de semaine en semaine. L’épisode 5 atteint un plus bas à 3,80 millions de spectateurs. La semaine suivante, la saison se termine devant 4,34 millions de personnes (chiffres consolidés incluant les visionnages différés jusqu’à J+7, le cinquième épisode est descendu jusqu’à 2.9 millions en audience préliminaires).

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La couverture du roman Luther The Calling

Il faut dire qu’en plus d’être désespérée et profondément dérangeante, « Luther » est aussi avant-gardiste sur le plan visuel. Si l’image est d’une grande beauté, les cadrages sont très particuliers, laissant toujours beaucoup d’air au-dessus des têtes des personnages. Comme si le poids du monde reposait sur eux en permanence.

Avec la moitié de l’audience initiale envolée, « Luther » aurait pu s’arrêter là. Cela aurait quasi certainement été le cas si elle avait été une série française, même diffusée sur Canal+. Mais par sur la BBC. La chaîne publique britannique constate la très haute qualité de la série, et l’engagement des spectateurs qui l’ont suivi. Elle décide de la renouveler pour une deuxième saison. Le pari est celui de l’événementiel : la chaîne envisage deux épisodes de deux heures. Un certain travail est fait pour rapprocher la série des téléspectateurs – la réalisation est moins expérimentale — mais sans jamais trahir son ton ni son esprit.

La BBC constate aussi pendant ce développement que la série n’a pas disparu des mémoires. Au contraire, de nouveaux spectateurs l’ont découverte, grâce au bouche à oreille très favorable. Elle augmente sa confiance et revient à l’idée d’une diffusion sur quatre semaines, en quatre épisodes d’une heure. Bien lui en a pris : « Luther » s’est effectivement installée et rassemble plus de 5 millions de téléspectateurs devant tous les épisodes de la saison 2.
En outre, son succès s’internationalise. Elle fonctionne très bien sur BBC America et empoche des nominations : Idris Elba est nominé tant aux Golden Globes qu’aux Emmy américains pour sa prestation.

En 2011, Neil Cross a publié « Luther : The Calling », un roman préquelle à la saison 1. Une troisième saison de 4 nouveaux épisodes de 60 minutes est actuellement en cours de production et sera diffusé fin 2012 ou début 2013. Ce devrait être la dernière, mais ce ne sera pas la fin de « Luther » : Tant Neil Cross qu’Idris Elba ont déjà indiqué que le personnage s’aventurerait ensuite sur le grand écran pour une suite cinématographique. Que la qualité engendre une telle success story est particulièrement réjouissant – et symptomatique de ce qui sépare encore la France du modèle britannique.

Post Scriptum

« Luther »
Saison 1 : 6x60’ - 2010. Saison 2 : 4x60’ - 2011
Une production BBC.
Créé et écrit par Neil Cross. Réalisé par Brian Kirk, Sam Miller et Stefan Schwartz.
Produit par Katie Swinden.
Avec : Idris Elba, Ruth Wilson & Steven Mackintosh, Indira Varma, Paul McGann, Saskia Reeves, Warren Brown.