BUZZ - Comment « Reporters » prédit l’actu
Les révélations sur l’attentat de Karachi (re-)mettent en lumière l’une des principales qualités de la série
Par Sullivan Le Postec • 20 juin 2009
Actualité. Les scénaristes de « Reporters » écrivent une fiction capable de devancer l’actualité. Pas par hasard, mais par méthode. Vous croyiez qu’on vous bassine avec le fait que « Reporters » est LA meilleure série française par hasard ?

Avertissement : si vous n’avez pas encore vu la deuxième saison de « Reporters », nous vous recommandons vivement de courir le faire (le coffret DVD sort en fin de semaine prochaine) et de revenir lire cet article après.

Breaking news. On apprend jeudi 18 juin au soir que l’attentat de Karachi n’aurait pas pour origine des islamistes extrémistes, comme on le croyait. La mort de quatorze personnes en mai 2002 serait le résultat d’une réponse musclée à la France après que celle-ci ait décidé d’arrêter le versement de commissions concédées dans le cadre de la vente de sous-marins Agosta. Comme un air de déjà vu. Trois jours plus tôt, Canal+ achevait de diffuser la deuxième saison de « Reporters », basée sur un scénario remarquablement similaire.

Le cas est si spectaculaire qu’il a attiré l’attention. Dès l’info révélée, les commentaires par les internautes évoquent la série, tantôt sur le mode de la surprise devant la ‘‘coïncidence’’, tantôt en avançant des thèses conspirationistes forcément rigolotes quand on commence à bien connaître « Reporters ». Arrêt sur images.net évoque enfin la série (l’article est temporairement d’accès gratuit), alors que la logique aurait voulu qu’elle lui consacre une émission il y a longtemps. Le site de Télé Obs [1] donne la parole à Olivier Kohn grâce à Manuel Raynaud, confrère de chez Spin-off. L’Express, lui, convoque Sorj Chalandon. Les gens googlent Reporters [2]. Les débriefs de la série qui, apparemment, vous ont plutôt plu, sont reboostés et presque tous retrouvent le top 30 des articles les plus lus sur A-Suivre.org.
Spectaculaire, donc génératrice de buzz, la similitude entre la saison 2 de « Reporters » et cette version de l’attentat de Karachi attire (enfin) à la série une part de l’attention qu’elle mérite. (« Une part de. » Journalistes institutionnels, grands médias, et plus encore, presse spécialisée télé et séries, vous avez du boulot pour rattraper le retard coupable que vous avez pris dans l’analyse de « Reporters ».)

Ici, nous nous échinons depuis longtemps à dérouler le tapis rouge à la série, et à vous expliquer que son niveau d’exigence, d’ambition, et de réussite font de « Reporters » la meilleure série dramatique française d’aujourd’hui, et même depuis longtemps. Alors nous ne sommes pas mécontents de cette petite pichenette du destin qui met « Reporters » en lumière. Reste au Village à ne pas laisser s’installer un malentendu. Pour aussi spectaculaire qu’elle soit, cette similitude n’est pas un cas isolé. En fait, la série les collectionne. Il ne s’agit donc pas d’une ‘‘coïncidence’’, d’un ‘‘formidable hasard’’. Non, c’est le fruit d’un travail et d’une méthode.

Petit retour sur la saison 2

La trame principale de « Reporters » 2 évoque donc un attentat supposément islamiste perpétré contre des français en Arabie Saoudite. En fait une réponse à l’arrêt du versement de commissions promises par la France en l’échange de l’achat d’avions construits par l’entreprise européenne Airsup. Ceux qui enquêtent sur l’attentat de Karachi envisagent donc aujourd’hui une thèse remarquablement similaire. Les scénaristes de « Reporters » n’en avaient pas connaissance. Ils ont bien étudié l’attentat de Karachi pour imaginer l’attentat de Riyad de la série, mais sans savoir qu’il pouvait exister une autre explication que l’hypothèse islamiste. Leur propre explication, ils l’inventent à partir d’une autre affaire, Eurofif, qui remonte aux années 70, et qu’Olivier Kohn évoque pour Télé Obs : « Un accord entre la France et l’Iran prévoyait la vente de centrales nucléaires mais Téhéran, qui s’était finalement retiré du projet, avait demandé le remboursement des sommes déjà payées. La France avait refusé et des attentats, attribués aux extrémistes, ont été perpétrés contre des Français. Mais il y a toujours eu un soupçon sur cette histoire. Peut-être que l’état Iranien était à l’origine de ces actes. »
Le jeu de mécano des scénaristes recréé à partir de là une fiction criante de vérité, jusque dans les détails comme le fait que le gouvernement qui décide d’arrêter les commissions est un successeur de celui qui les a décidées et autorisées.

Le deuxième axe majeur de cette saison 2 est l’intrigue du fait-diversier Michel Cayatte, qui ‘‘récupère’’ un certain Thierry Augé après sa libération suite à un procès en révision qui l’a déclaré innocent du meurtre de la jeune femme pour laquelle il a fait des années des prisons. Augé, une bonne tête de coupable, quelques antécédents troubles, sort abîmé de ces années de détention. Pris dans un tourbillon médiatique qui donne parfois le sentiment de l’utiliser, il se retrouve bientôt aussi seul qu’avant, dénué de soutiens. Et pète les plombs, finissant par faire ce qu’on lui reprochait. Facile d’y voir l’histoire de Marc Machin. Alors que le personnage d’Augé prenait forme, on a bien évoqué Marc Machin chez les scénaristes de « Reporters », pour s’étonner de la ressemblance. A ce moment, ils n’imaginaient pas toutefois à quel point [3]. Ils ont, là encore, écrit la fin de l’histoire avant qu’elle ne survienne dans la réalité. Marc Machin aussi a agit comme pour se conformer à l’image que la justice a renvoyé de lui...

Dans la fiction de « Reporters », l’arrêt initial du versement des commissions a une autre cause que dans la réalité. Elle fait suite à une catastrophe industrielle : la fabrication de l’avion que doit vendre Airsup a pris des années de retard. Un retard qui, lui-même n’est pas un hasard, mais le résultat d’une attaque dans un contexte de concurrence qui tourne à la guerre économique avec l’avionneur américain. L’épisode 8 de la saison 2 en vient ainsi à se focaliser sur un personnage de physicien qui travaille à la sûreté du futur avion, ce qui consiste à trouver l’équilibre entre une conception du fuselage qui lui assurera un bon niveau de performance en vol et une bonne résistance aux chocs électro-magnétiques. Avant la diffusion de cet épisode, bien des téléspectateurs ignoraient sans doute qu’un orage pouvait abattre un avion. Ils l’auraient toutefois appris quelques jours plus tard. Après la disparition du vol AF 447, la foudre fait partie des premières hypothèses à avoir été évoquée parles médias.

Avant cela, la première saison, déjà, avait écrit une situation de prise d’otage de journalistes français à l’étranger et la crise économique d’un journal d’une manière qui l’avait conduit à anticiper la réalité de manière parfois saisissante.

Décrypter les mécanismes

Depuis ses début, « Reporters » commente son pays avec une acuité rare, disposant de très peu d’équivalents : les doigts d’une main suffisent sans doute à les compter, et encore peut-on probablement lui couper un doigt ou deux. Les deux exemples les plus emblématiques sont « The West Wing » / A la maison blanche et « The Wire » / Sur écoute. On se souvient notamment de la manière dont les dernières saisons de « The West Wing » ont mis en scène avec trois ans d’avance un candidat qui tenait beaucoup d’Obama, alors personnalité politique très méconnue. On a beaucoup loué, et notamment en France, la capacité des scénaristes de cette série à ainsi se projetter dans l’avenir. Nous aimerions bien qu’il soit fait mention du fait qu’une série française fait la même chose.

« Reporters » et ces deux autres séries sont en fait la plus remarquable entreprise de démystification de la voyance qui existe. Elles démontrent qu’un travail d’analyse approfondi de ce qui s’est passé hier, des acteurs de l’actualité d’aujourd’hui et des mécanismes qui gouvernent le monde permet de prévoir le futur avec un degré de réussite à faire pâlir de jalousie Madame Soleil [4]. Le monde a ses rouages qui font souvent revenir les éléments qu’ils entrainent aux endroits par lesquels ils sont déjà passés, comme les aiguilles d’une horloge. En comprenant comment fonctionne un système, on peut, de manière assez efficace, anticiper son évolution. Ce n’est ni plus ni moins que le principe de la météorologie appliqué à la politique ou à l’économie.

Du coup, on se marre aujourd’hui encore plus qu’hier sur les critiques qui pointaient chez « Reporters », on cite, ‘‘une intrigue fouillis’’. Ce qui est surtout en cause, c’est le fait que la série ne fait pas de concessions à la complexité de la réalité pour livrer de la fiction prête-à-mâcher qui s’attacherait avant tout à garder disponible le cerveau de son téléspectateur. Au premier instant, elle peut dérouter, parce que les univers qu’elle aborde, les codes qu’elle utilise ne sont pas tous familiers. Mais c’est pour mieux remplir à merveille ce rôle primordial, fondamental, essentiel de la fiction : décrire le monde de façon complémentaire à l’information brute des journaux, parce que le langage de la fiction lui permet de dire des choses que celui de l’information oblige à taire.

Canal+ nous a donné l’impression cette année de ne pas très bien savoir comment communiquer sur « Reporters ». L’affaire Karachi aura sans doute au moins l’avantage de dessiner les contours de la rampe de lancement idéale des futures saisons de la série. Parce que quand une chaîne a sur sa grille un trésor d’une telle ampleur et d’une telle rareté, ce serait folie que de ne pas le faire fructifier...

Dernière mise à jour
le 17 février 2011 à 00h14

Notes

[1sur lequel il est toujours aussi impossible de naviguer et qui s’acharne à donner à toutes ses pages des adresses invraisemblables… Y a pas un développeur web pour sauver nouvelobs.com ?

[2Du coup, ils arrivent régulièrement ici : bonjour les gens ! Bienvenue au Village ! Prenez un rafraichissement ! Des petits fours ? Vous allez voir, on est plutôt bien ici. Oui, c’est sûr, faut aimer le bleu-gris.

[3Cette phrase a été éditée : Marc Machin n’a pas été, à proprement parler, une inspiration des scénaristes contrairement à ce que j’avais précédemment écrit.

[4Elle est un peu vieille ma référence, là. Disons Elisabeth Tessier, même si ce n’est pas non plus de la référence de première fraîcheur.