FICTION CANAL, LE BILAN — Des flics et des parts de marché (2/4) • CANAL+, 5 ans de fictions décryptées
Chapitre 2
Par Dominique Montay • 11 mai 2010
En quatre chapitres, le Village revient sur 5 ans de fictions sur Canal+ sous la direction de Fabrice de la Patellière.

2005 - 2010 : la série dramatique de Canal+, initiée par la première saison de « Engrenages », a cinq ans. L’occasion d’en dresser un premier bilan, en quatre parties. La première est accessible ici. La deuxième commence ci-dessous.

« Engrenages », l’histoire d’un malentendu

Quand « Engrenages » débarque sur les écrans en 2005, l’attente est énorme. Pas seulement du milieu, mais des fans de séries en général. Après la tentative vaguement ratée des Sitcoms à la fin des années 90, Canal revient à la charge sur le dossier des fictions maisons. Les critiques attendent le changement dans la qualité, les fans de séries attendent l’opportunité d’aimer une série française, et les auteurs attendent des créneau de créations originales qui sortent des sentiers battus.

La différence est là. Le visuel est fort, le langage n’est pas consensuel. Si certains critiques accompagnent le début d’« Engrenages » avec enthousiasme, d’autres (ne cherchez pas plus loin, vous pouvez vous en rendre compte ici-même) ne tombent pas dans le panneau.
« Engrenages » saison 1 a tout du ratage. Des dialogues creux, une forme qui tente, sans y arriver, de masquer une totale absence de fond... Et surtout une écriture qui se réattribue un des aspects les plus intéressant des œuvres anglo-saxonnes : dépeindre un système judiciaire impuissant mais sans en comprendre l’essence. Car si les flics de « The Wire », « Homicide » et « NYPD Blue » sont (respectivement) toujours, souvent, et parfois impuissants, ça ne les empêche pas de tout essayer pour ne pas l’être. Dans « Engrenages », tout le monde a abandonné, a baissé pavillon. Le monde est pourri ma bonne dame, qu’est-ce que vous voulez y faire ?

En plus de cette état des lieux désespérant, on nous sert des dialogues sans intérêts et injouables (pauvres comédiens !), des situations qui n’ont ni queue ni tête et une brochette de personnages qui n’ont aucune épaisseur ni aucune logique...

La seconde saison d’« Engrenages » est d’une qualité toute autre. On y raconte une histoire crédible, avec des personnages clairement réécrits, le tout avec une nouvelle dynamique. Les nouveaux auteurs de la série nous font même le plaisir de faire un épisode entier (le premier) dont le sous-texte est le suivant : la première saison était mauvaise, on le sait, on va vous dire pourquoi, et surtout comment on va arranger les choses.

En dehors des questions qualitative, la première saison d’« Engrenages », mais aussi celle de « Braquo » soulève la question suivante : sérieusement, ils sont nuls à ce point, les flics ?

Flics désabusés, ou mauvais flics ?

Ils sont paumés, ils souffrent, sont mal considérés ou brocardés, et surtout, ils échouent souvent. Les flics de Canal, qu’ils sévissent dans « Engrenages » et « Braquo » semblent broyés par le système, qui les empêche de faire correctement leur travail. Mais quand on y repense, est-ce qu’ils le font correctement, ce travail ?

Qu’il s’agisse des saisons 1 d’« Engrenages » ou de « Braquo » (notre critique ici), il n’y a pas interrogatoire qui ne se finisse pas par un passage à tabac. Faut-il en conclure que le flic ne peut pas faire autrement ?
La psychologie ? Ben non, on n’en fait pas, on préfère la baffe.
L’enquête pur et dure, du type collecte des indices, reconstruction d’un puzzle ? Non, toujours pas. Si « Engrenages » gomme le défaut en saison 2, « Braquo » ne nous montre rien. C’est sûrement un peu voulu, tant le récit de « Braquo » n’est pas celui de flics réalisant une enquête mais se dépêtrant plutôt d’une série de tuiles. Mais si on regarde plus attentivement, ces flics qui sont décrit comme étant rien de moins que des héros (on nous le ressert assez fréquemment dans les dialogues), se mettent dans de sales draps tous seuls, comme des grands.

On est donc en droit de se demander en quoi ces flics sont les meilleurs, et en quoi ils méritent d’être sauvés en marge de leurs exactions. La saison 2 de « Braquo » rectifiera peut-être le tir, comme « Engrenages » l’a fait, mais la présence d’Olivier Marchal aux manettes laissent à penser que ça ne sera pas le cas.

Séries de prestige, ou machines à audience ?

Olivier Marchal et « Braquo ». Clairement, quand Canal se lance dans ce projet avec l’ex-flic barbu, c’est pour mettre en route une machine à faire de l’audience. Grosse promo bien huilée, un auteur-réalisateur qui a cartonné au cinéma à la tête du projet, ambiance ultra-noire qui tranche avec les productions des autres chaînes, promesses diverses de cru, de dur, d’impitoyable… de différent, de Canal+.

Et forcément, ça cartonne. Le plus gros succès de Canal+ à ce jour, et c’est mérité. Pas réellement pour la qualité intrinsèque de l’ouvrage, mais plus pour le travail général réalisé par la chaîne. « Pigalle » a un peu profité de l’appel d’air « Braquo », réalisant de très bonnes audiences qui se sont plus ou moins bien maintenues, mais on regrette que Canal ne puisse pas fournir une série par mois, et ainsi créer un réel rendez-vous. Cela permettrait aux gros rouleaux compresseurs de la chaîne, « Braquo », donc, mais aussi « Engrenages » et « Mafiosa », de servir les autres. Une série comme « La Commune » en sont temps aurait pu en bénéficier. Le choix de cet exemple n’est pas anodin, tant cette série s’inscrit dans une autre logique que celle de « Braquo ».

« La Commune » n’est ni conçu, ni écrit, ni réalisé pour être un énorme succès (plus de détails dans notre critique qui vient d’être mise en ligne). On a ici un aspect de Canal plus en adéquation avec sa nature propre : faire du vraiment différent, pas seulement dans la forme (« Engrenages », « Braquo », « Mafiosa »), mais aussi dans le contenu. « Scalp » rentre également dans cette catégorie, cette série restant l’une des seules œuvres à parler du monde des traders, de l’intérieur. De même que « Reporters », vu son thème. Ces séries, plus radicales, plus ciblées ont eu des destins qui les ont menées inexorablement vers une annulation, même si « Reporters » a eu la chance d’avoir un second opus.

En gros, pour durer chez Canal, il vaut mieux parler de flics, de mafieux (ou peut-être un jour de toubibs), les héros habituels de la télévision, que de traders, journalistes et autres habitants de HLM. Mais la chaîne a pour elle d’essayer, au moins, de les mettre à l’image, ce dont les autres chaînes sont encore incapables.

Le mode de reconduction des séries

Comment une série passe d’une saison 1 à 2 chez Canal ? L’audience ? Le retour des critiques ? La qualité du produit ? A les écouter les trois. Et quel pourcentage là dedans ? A les écouter égal (ah, le fameux 33,3333333etainsidesuite %). On va se servir de deux exemples : « Reporters » et « Scalp », deux séries couvertes sur votre site préféré assez souvent (surtout « Reporters »).

« Reporters » saison 1 sort un peu plus d’un an après le succès « Engrenages ». Elle traite, et c’est tout sauf évident en France, de journalisme (surtout), de politique (beaucoup), et du lien qui uni les deux. Elle n’est pas à proprement parler “pitchable”, comme quelqu’un à Canal+ nous le fit remarquer. “« Grey’s Anatomy », c’est simple, c’est « Urgences » avec des jeunes qui débutent. « Reporters »… ça n’est pas un concept”. Il y a de la logique là-dedans : le projet n’est pas facilement vendable, et en télévision, ça rend l’entreprise risquée. Si HBO se permet de diffuser « The Wire » et « Deadwood », malgré des résultats mitigés, c’est surtout parce que son aura et sa puissance financière le permettent. Ils savent qu’ils réussiront à vendre leurs séries à l’étranger, écouler des DVD à 75€ le coffret…
L’autre problème de la série, ça n’était pas son audience pure, mais son érosion. Et enfin, la série n’est pas exempte de toutes critiques, les auteurs jouant souvent un peu trop sur la temporalité, s’en moquant au profit du récit, des soucis qui sont assez ennuyeux et font sortir de l’histoire alors qu’on voudrait tant y rester. La critique ne fut pas toujours tendre avec la saison 2 de « Reporters », mais les propos sont à tempérer. La saison 5 de « The Wire », pourtant formidable en tous points, fut un peu descendue par la critique américaine. Les critiques sont des journalistes (fatalement), et vraisemblablement, certains n’aiment pas qu’on parle d’eux.

« Scalp »… bonnes critiques, univers rare, casting haut de gamme, période presque parfaite (Jérôme Kerviel, c’était en plein pendant la diff)… mais audiences moyennes, et surtout, graves problèmes de structure. Les pistes de la saison 2 n’avaient pas convenu à Canal… il n’en fallait pas plus pour enterrer le projet. Cette façon de faire, même si elle est discutable et peut être pas toujours bien diagnostiquée par Canal, a le mérite d’être assez humaine et pas seulement basée sur le portefeuille. Rassurant.

Ce qui l’est moins, c’est qu’au lieu de se baser sur les scénaristes et ainsi conserver l’unité narrative d’une histoire, Canal persiste à nourrir le mode de fonctionnement français : le scénariste écrit un truc, le réalisateur réalise autre chose. Forcément, conserver un propos fort et une cohérence artistique dans ces conditions n’a rien d’évident...

Post Scriptum

La semaine prochaine, revenez pour le chapitre 3, "Canal et ses auteurs"

Dernière mise à jour
le 11 mai 2010 à 00h37