ENGRENAGES - Saison 1
Belle de loin, loin d’être belle.
Par Sullivan Le Postec • 2 janvier 2007
Canal+ - Son & Lumière, 2005
Une série conçue par Alexandra Clert et Guy-Patrick Sainderichin
Réalisation : Philippe Triboit (épisodes 1 à 4) et Pascal Chaumeil (épisodes 5 à 8)
Avec Gregory Fitoussi (le substitut du procureur Pierre Clément), Caroline Proust (Capitaine Laure Berthaud), Philippe Duclos (le juge d’instruction François Roban), Audrey Fleurot (Maître Joséphine Karlsson), Fred Bianconi (Fromentin), Thierry Gordard (Gilou)

Retour sur les huit épisodes de la première saison d’une série à qui on aura fait porter beaucoup d’ambitions, malheureusement sans qu’elle ait beaucoup de jugeote...

Le corps d’une jeune femme, entièrement défigurée, mais « très belle » (cherchez pas, personne n’a jamais compris), est retrouvé dans une benne à ordure. Le long des huit épisodes de la première saison, cette affaire va réunir plusieurs personnages censément au service du droit et de la justice.
Pierre Clément, substitut du procureur, supervise le travail d’enquête. Séparé de sa femme, il vit dans un appartement prêté gratuitement par un ami d’enfance, golden boy qui fournit putes et coke à ses « clients », et ça ne lui pose pas trop de problèmes.
Le Capitaine Laure Berthaud mène les investigations, entre deux oeillades avec Clément, assisté de Fromentin et Gillou, qui foire souvent parce qu’il n’est pas toujours facile de faire son métier de flic quand on est soit-même accro à la coke. Elle le couvrira sans l’ombre d’un remords, lui imposant quand même une de ces cures de désintoxication expresse de série télé.
Le Juge d’instruction François Roban applique la loi sans coeur ni humanité. Quand il incite lui-même par téléphone des gens à déposer une plainte pour pouvoir poursuivre son agenda, il considère qu’il lui est fidèle, à la loi, dans l’esprit sinon dans la lettre. Au troisième épisode, il a déjà réussi a pousser au suicide une mère fragile psychologiquement (parce que, dans le monde d’ « Engrenages », on est soit ripoux dépressif, soit faible suicidaire).
Maître Joséphine Karlsson a les dents qui rayent le parquais. Ses « coups » cyniques dans le prétoire lui valent d’être remarquée et elle est engagée pour servir de vitrine à Vincent Leroy, un ancien avocat qui ne peut plus exercer parce qu’il a été condamné pour le viol d’une de ses anciennes collaboratrice. En fait, il n’a violé personne, et l’ancienne collaboratrice en question l’avoue à Joséphine avant de mourir, de même que l’existence d’un fils né de leur aventure consentie. Mais tout ça, Joséphine ne le répétera pas à Leroy, parce que... En fait, on ne sait pas trop pourquoi, mais autant de noirceur, c’est cool, non ?

L’autopsie de la jeune inconnue de la benne à ordure, révèle qu’elle venait vraisemblablement de l’est de l’Europe. Compte tenu de ces éléments, qui ont aussi révélé des traces d’agression sexuelle, le juge Roban est convaincu que la victime était une « pute de l’est » et que sa mort n’est rien d’autre que le résultat d’une sordide affaire de prostitution.
Berthaud, Fromantin et Gilou, d’après le fichier des disparus, partent sur la piste d’une jeune Roumaine, Sofia, dont la disparition a été signalée par Elina, sa sœur étudiante en fin de thèse. Mais l’enquête révèle que c’est Elina, la jeune femme de la benne. Elle menait une double vie, puisqu’elle vivait largement au-dessus des moyens qui auraient du être les siens.
Un rebondissement « inespéré » (le premier d’une longue série) survient dans l’affaire lorsqu’un chauffeur de taxi contacte la police après avoir vue la photographie de la victime dans les journaux, où le juge a choisit de passer un appel à témoin. Juste avant son assassinat, Elina a oublié dans son agenda dans le taxi. Le juge en remet le contenu à Laure pour qu’elle enquête, cependant qu’il fait rechercher par le central le numéro de téléphone et l’adresse exacte dans le XVIème depuis lequel le taxi a été appelé. Le juge Roban jubile. L’agenda contient des noms, de nombreux noms. Des noms « que tout le monde connaît ».
Pierre Clément fait un footing avec son ami d’enfance Benoît Faye, à qui il confie les problèmes liés à sa séparation en cours, et qui lui prête d’ailleurs un appartement, quand Berthaud l’appelle pour lui transmettre le numéro de téléphone et l’adresse depuis laquelle Elina a pris un taxi, six heures avant d’être retrouvée. Pierre découvre alors que c’est chez Benoît lui-même qu’Elina se trouvait. Son ami est obligé de l’avouer : oui, il connaissait la victime...
Tout en acceptant de se présenter spontanément au juge Roban, Benoît fait des pieds et des mains pour récupérer l’agenda d’Elina, dans lequel figure nombre de ses clients vers lesquels il a orienté la jeune femme. Bientôt, il s’avère que la soeur, Sofia, est mort aussi. Un conseiller de Ministre, Arnaud Laborde, est impliqué. Après quelques épisodes à miroiter une potentielle affaire politique, la conclusion de l’affaire nous ramène aux basses réalité de l’audace molle de la série : tout ça n’est qu’une très glauque histoire de viol sur mineure, avec pratiques SM pour faire genre, qui a très mal tourné.

Pendant ce temps, les différents personnages mènent leur travail quotidien, qui prolonge ce regard gris foncé sur la justice, et présente moult occasions de scènes chocs : autopsies sanglantes, voire pire.
Une maîtresse de Maternelle qui serait violente avec ses élèves. Une épouse qui tue son mari dont elle ne supporte plus le goût pour le fist-fucking entre hommes. Des dealers dont on attend qu’il défèquent pour récupérer la marchandise - s’ils ne la ravalent pas quand on a le dos tourné. Etc.

Écrire. Pour quoi ?

Nous avons pour habitude, au Village, de faire figurer les crédits d’écriture et de réalisation des oeuvres dont nous parlons. Si, avec deux réalisateurs se partageant les 8 épisodes, cette entrée reste modeste, le listage des scénaristes prend presque des tournures d’annuaire téléphonique :

Episode 1
Ecrit par Guy-Patrick Sainderichin

Episode 2
Scénario : Laurence Diaz, Guy-Patrick Sainderichin, Martin Garonne
Adaptation : Laurence Diaz, Guy-Patrick Sainderichin
Dialogues : Guy-Patrick Sainderichin

Episode 3
Scénario : Laurent Burtin, Martin Garonne
Adaptation : Laurent Burtin, Laurence Diaz, Guy-Patrick Sainderichin
Dialogues : Laurent Burtin, Guy-Patrick Sainderichin

Episode 4
Scénario : Laurent Burtin, Guy-Patrick Sainderichin, Martin Garonne
Adaptation : Laurent Burtin, Laurence Diaz, Guy-Patrick Sainderichin
Dialogues : Guy-Patrick Sainderichin

Episode 5
Scénario & adaptation : Paul Berthier, Laurence Diaz, Guy-Patrick Sainderichin
Dialogues : Guy-Patrick Sainderichin

Episode 6
Scénario : Cristina Arellano, Guy-Patrick Sainderichin, Martin Garonne
Adaptation : Cristina Arellano, Laurence Diaz
Dialogues : Cristina Arellano

Episode 7
Scénario : Guy-Patrick Sainderichin, Laurence Diaz, Alexandra Clert
Adaptation : Laurence Diaz
Dialogues : Guy-Patrick Sainderichin

Episode 8
Scénario, adaptation : Guy-Patrick Sainderichin, Laurence Diaz
Dialogues : Guy-Patrick Sainderichin

Nous ne nous amusons du détail que parce qu’il nous semble très révélateur. « Engrenages » a de réelles qualités d’écriture. Après un premier épisode imparfait, mais suffisamment intrigant pour qu’on revienne au deuxième, le rythme et la tension n’ont de cesse que de grimper au fil des épisodes ; et il est plutôt rare qu’une fiction française puisse se targuer de quelque faculté que ce soit à susciter l’addiction du téléspectateur. Il y a là une maîtrise certaine du rythme, des ellipses, une bonne capacité à mettre en place le mystère. Il y a aussi des histoires bouclées parfois très intéressantes (et souvent beaucoup plus humaines que la principale, je pense notamment à celle de la mère du bébé tué par sa nounou). Mais, au-delà du fait que ces qualités sont contre-balancés par plusieurs défauts assez sévères (des dialogues pénibles tant ils sont ratés, une résolution catastrophique dans le ridicule dernier épisode), le fait est qu’elles ne sont rien sans ce qui fait la base de toute fiction : un propos. Or ici, il n’en est pas question tant il ne semble y avoir personne à la barre.

Il n’est pas nécessairement question de bouleverser la philosophie ou la sociologie, d’avoir à dire quelque chose de foncièrement original. Non, il s’agit juste d’écrire autour d’un point de vue. Il n’est pas très étonnant, alors que quatre scénaristes se partagent en général une écriture sur-découpée en morceaux, et que la co-créatrice n’a quasiment pas participé à l’écriture de la série, que de point de vue, la série n’en propose aucun.

Il est amusant que le peu de sens que la série porte, elle le doit tout entier sur les effets de réalisation, comme ajouté après coup pour tenter de sauver du naufrage cette grosse baudruche boursouflée. Ainsi, plusieurs séquences s’amorcent par un effet de zoom rapide, depuis un plan de panorama de Paris jusqu’à l’intérieur d’une pièce où se joue quelque forfaiture. On suggère dans un premier temps par cet effet de loupe que la série donne à voir ce qui nous est habituellement caché des magouilles des hautes sphères. Mais un second effet vient compléter et transformer le propos : plusieurs de ces scènes se terminent par un travelling arrière, lent, cette fois, qui nous éloigne de ces réalités sombres. Comme si on nous disait que ces réalités ne sont cachés que par notre volonté de ne pas voir, de ne pas entendre, et de nous dérober face à la potentielle révélation de la vérité.
C’est intéressant, mais comme unique discours de la série, c’est pour le moins faible.

La réalisation de la série est globalement assez efficace. Un travail réel a été mené sur les couleurs, les filtres, le traitement de l’image, qui manque de subtilité mais tranche agréablement avec le rendu brut de nombre de fictions françaises. Cette mise en image très décolorée, perpétuellement d’un bleu-gris foncé prolonge l’ambiance scénaristique d’un monde monochrome, et très sombre.

C’est là l’un des principaux défaut structurel de la série, une erreur assez basique de narration, dont on apprend dans tout premier cours de scénario qu’elle se base sur le conflit. La série la plus sombre du monde ne peut fonctionner que si la noirceur est adossée à un élément de lumière, de « bien », qu’il existe concrètement ou sous la forme d’un espoir de rédemption vers lequel on tend. Rien de tel dans « Engrenages », et donc, pas de conflit.

Ce qui ne fait ressortir qu’avec plus de force les autres failles de l’écriture. D’abord, le fait que TOUT, dans cette affaire, ne soit qu’une succession de coïncidences énormes. L’agenda lui-même énorme que l’escort girl est censé trimballer partout avec elle (!) et quelle oublie opportunément ans un taxi juste avant de se faire tuer (!!), la découverte par Berthaud du fait que Clément, qu’elle filait juste pour le mater (re- !), connaît Faye, la rencontre des parents d’Elena et Sofia avec le Roumain à l’aéroport, etc., etc.
Et puis il y a ces dialogues aussi peu naturels que rentre-dedans, déjà évoqués. Dans le premier épisode, on nous martelle avec la subtilité d’un mammouth, et en dépit de toute logique, que la victime était très belle. C’est insupportable, mais bon, on se dit que cela doit sûrement avoir son importance et que les scénaristes, craignant qu’on suive ça comme un « Navarro » ou bien qu’on soit complètement idiots, c’est selon, s’appliquent juste à ce qu’on ne loupe pas cet élément crucial. Sauf qu’il n’a en réalité aucune importance. Pire la déduction initiale du procureur, faite dans les cinq premières minutes (elle était très belle, après l’avoir tuée, on s’est acharné sur son visage juste à cause de ça) est parfaitement confirmée à la fin de l’histoire. Révélateur, là encore : il n’y a aucun travail d’enquête mené dans cette série « policière » : soit les personnages devinent, soit les preuves pleuvent du ciel !

L’aspect montagne accouchant d’une souris de la très médiocre arche principale n’en saute que plus aux yeux. A cet égard, le dernier épisode est juste invraissemblable. Très opportunément, un personnage qui n’a pas assisté aux scènes revoit en flash-back tout ce qui est passé, qu’un témoin lui a raconté. Et cela inclus aussi les scènes où le témoin en question n’était pas. On est dans le degré zéro de l’écriture, il faut bien l’avouer. En parallèle, puisque l’intrigue de Joséphine avec son avocat radié se termine dans l’incohérence la plus totale, ce dernier épisode achève de faire sombrer une intéressante tentative, qui a bénéficié de bons moyens, qui aurait pu réussir, dans le grotesque le plus total.

Post Scriptum

Pour un avis complémentaire, qui revient notamment très bien sur l’idéologie nauséabonde véhiculée par la série, un article sur le site de Martin Winckler : « Complaisance et vanité »