SUZANNE FENN — “Sur le tournage, tout le monde était mis au défi” • Dossier « Reporters »
Interview de la réalisatrice des premiers épisodes de Reporters
Par Sullivan Le Postec • 24 juin 2007
Suzanne Fenn a réalisé les quatre premiers épisodes de la série, crédit qu’elle partage avec Ivan Strasburg. Ce faisant, elle a défini en pratique le style de la série.

Suzanne Fenn est arrivée à la réalisation de « Reporters » a la suite d’une carrière multiple et originale qui l’a conduite avec passion de Los Angeles à la Jamaïque. Pour Le Village, elle raconte comment a été créé le style visuel de la série. Entretien.

Le Village : Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Vous avez notamment une longue carrière de monteuse aux États-Unis...

Suzanne Fenn : J’ai un parcours un peu prolongé et pas du tout classique. J’ai donc été monteuse de pas mal de films indépendants à Hollywood, quand il y avait encore un mouvement de films indépendant à Hollywwod. Et puis en 1995, j’ai été embauchée par un monsieur qui s’appelle Chris Blackwell, qui a produit et fait connaître Bob Marley au Monde, et qui avait une compagnie appelée Island records avec Steve Winwood, U2, Cat Stevens... Enfin, c’est une légende dans la musique. Il est Jamaïquain et il m’a embauchée pour développer une industrie du cinéma en Jamaïque. Il voulait faire connaître les images de la Jamaïque au monde comme il avait fait connaître la musique. Alors pendant six ans, j’y ai vécu et j’ai écris des films jamaïquains. Il y a eu un film sur le Dancehall, appelé « Dancehall Queen », un autre sur les gunmen et les gangs et les policiers dans le ghetto de Kingston (« Third World Cop »), un film sur les gigolos... Donc je suis devenue une scénariste de films Jamaïquains. Ces films, on les écrivait vite, c’était pas du tout bureaucratique comme à Hollywood, on les écrivait, on faisait le casting, après ça j’étais sur le plateau, je dirigeais la seconde équipe ou bien je faisais la scripte, après ça je faisais le montage, enfin j’ai tout fait. Après six ans, le projet a du s’arrêter pour des raisons financières et en 2001 je suis donc retournée à Los Angeles, et là j’ai continué à développer des projets et à monter.

Comment êtes-vous arrivé à la réalisation de « Reporters », une série française ?

Celui qui a fait la musique de « Reporters », Martin Meissonnier, c’était un partenaire à moi, et c’est par son intermédiaire que j’ai connu Claude [Chelli] et Hervé [Chabalier]. Parce que Martin est un homme qui a beaucoup de facettes, qui est à la fois journaliste, réalise des documentaires et est aussi musicien. J’étais devenue amie avec lui à Kingston en Jamaïque quand il y faisait un disque fantastique, ’’Big Men’’, qui est un mélange de musique Jamaïquaine et de Raï.
Quand le projet s’est effondré, on a décidé de continuer cette histoire Jamaïquaine, puisque ces films ont été de très gros succès en Jamaïque, en Afrique du Sud, au Nigeria, dans plusieurs pays du Tiers-Monde... Donc on a voulu continuer ça, on était partenaires. A un moment, Claude Chelli, qui est le producteur de « Reporters », cherchait un peu de sang neuf. Entre-temps, j’avais monté une équipe avec Ivan Strasburg, qui est mon directeur de la photographie (DP) et avec qui je partage le crédit de réalisation sur « Reporters ». On a fait une équipe autour d’un certain style, et quand Martin m’a parlé de « Reporters », j’ai eu l’instinct de ce que Claude cherchait. Martin connaissait bien Hervé et Claude. Donc, je leur ait envoyé nos rushes, et j’ai commencé de longs rapports téléphoniques avec Claude pendant deux mois, et on s’entendait très bien, sur le vision du scénario, etc. Donc voilà comment je suis arrivée sur « Reporters ».

Pourquoi la série vous a-t-elle intéressée ?

Je suis une fanatique de la politique. Comme j’écris, j’ai pas toujours le temps de tout suivre en détail, mais je suis fascinée par le monde moderne, la réalité, la politique et donc les journalistes, si vous voulez. J’ai toujours été passionnée par les histoires de fiction mais écrites avec la connaissance du réel. « Reporters », c’est vraiment ça. C’est écrit à partir de tas de morceaux de réels, ensuite fictionnalisés, mais tout est basé sur la réalité. C’est déjà ce qui m’intéressait quand j’étais en Jamaïque. J’allais dans les ghettos, j’étudiais le dancehall. J’adore tirer les personnages du monde réel. Par exemple, j’avais vu une dispute à la sortie d’un dancehall avec un fou, et il m’avait tellement frappé que c’est devenu un personnage extraordinaire dans « Dancehall Queen ».
Dans « Reporters », ils ont fait pareil, par exemple le personnage de Michel Cayatte, ou le personnage que joue Didier Besaze, ceux de Jérôme Robart ou de Christine Boisson... Ce sont tous des personnages partis de quelqu’un de réel, et c’est cela qui m’a fascinée, voir comment l’imaginaire et la créativité de chacun fait évoluer le personnage en quelque chose de très vivant mais qui n’est pas forcément ce qui était écris au départ.
Et puis ce qui m’a plu aussi, c’est l’écriture très moderne. J’adore les histoires qui ont plusieurs niveaux entrecoupés, et j’adorais cette sur-impression de tous ces mondes, celui de la politique bourgeoise, celui du reporter audacieux, celui de l’écrivain raté qui se sert des faits divers pour s’exprimer.

Vous partagez votre crédit de réalisation avec Ivan Strasburg, par ailleurs directeur de la photographie sur vos épisodes. Quel a été son apport ?

En fait, j’ai été la principale réalisatrice au sens ou c’est moi qui dirigeait tous les acteurs, choisissait la musique, le style etc. Mais j’ai offert un crédit de co-réalisateur à Ivan parce qu’il m’a beaucoup aidé à mettre en place les scènes. Et puis aussi à cause de son style. Dès le départ, j’ai voulu Ivan comme DP à cause de son style : la caméra à l’épaule, et le fait que le décor soit intégré dans la perception subjective des personnages. C’est à dire que le décor n’est jamais révélé en soit, mais seulement à travers la vision des personnages lorsqu’ils y entrent. C’est pour cela qu’on a eu un parti pris dès le départ de toujours les suivre par derrière, d’entrer avec eux dans le monde, et qu’on a jamais fait de plans trop généraux, de plans qui révèlent de manière abstraite. De la même manière, on a jamais de caméra placée face une porte pour filmer un personnage rentrer. On voulait toujours être avec lui, derrière lui, subjectivement, en mouvement et révéler le décor et sa perception souvent en un plan séquence. Par exemple quand Albert prenait son briquet, la caméra le suivait, ou quand il fumait, avec un coté physique des personnages. Ivan, on le comparait à un renard. Il adore regarder, repérer, avec de l’instinct. Au début de chaque scène, on répétait et définissait clairement ce qu’étaient les moments clés de la scène, les moments émotionnels clés, les temps, les beat, les regards, etc. Après, on filmait en plan séquence, et à la limite, on ne savait jamais ce qu’il y allait avoir dans le plan, ce qui allait être couvert, car cela dépendait beaucoup de l’instinct de Ivan, qui était comme un réalisateur de documentaire, son oeil capte ce qu’il se passe dans le présent. S’il y a quelque chose qui se passe, il a l’art de le capter, comme un steadycam ambulant. L’idée, c’était d’avoir trois ou quatre plans séquences pour une scène, et ensuite de les entrecroiser au montage, ces plans séquences couvrant les différents moments clefs de chaque scène.
Comme on travaillait vite, on avait deux caméras. Il y avait la caméra B qui quelque fois faisait des close-up, etc. Et puis la caméra principale, c’était bien sur celle de Ivan. Lui et moi, on mettait en place un plan, et on faisait le nombre de prises nécessaires pour avoir ce dont on avait besoin. Quelque fois on a fait une seule prise, d’autre fois cinq. Entre chaque prise, c’était comme de la peinture, on ajustait l’éclairage. On avait un chef électro très doué, Olivier Mandrin, et entre Ivan et lui on a eu une lumière formidable.
Ce qui était formidable, c’est qu’il y avait une vraie énergie sur le plateau, toute l’équipe était avec nous. Comme je dis souvent, tout le monde a fait le film, on était un, si vous voulez. Et une des raisons, c’est que tout le monde était constamment mis au défi, challenged. Parce que ces plans n’étaient vraiment pas faciles à faire, ni pour l’éclairage, ni pour le son. On avait un maniaque du son aussi, Ivan Maucuit... On avait une équipe formidable, on adorait tout le monde, il n’y en avait pas un qui... On était très unis. Ivan Maucuit adorait le son de qualité à la perche, on l’avait lui et heureusement on avait aussi un stagiaire génial, et à eux deux il fallait qu’ils suivent constamment l’action le long des plans séquence pour avoir le son, c’était une vraie gymnastique. Ces défis passionnaient tout le monde. C’était pas du tout un tournage classique.

« Reporters » bénéficie d’un casting excellent. Comment avez travaillé sur la direction d’acteur ?

On a eu une Directrice de casting, Tatiana Vialle, qui était formidable. Et avec qui je me suis tout de suite entendue, dès le premier jour. D’ailleurs c’est devenu une amie à moi. On a connecté, si vous voulez, sur la perception qu’on avait des personnages. Claude Chelli aussi a beaucoup participé, c’est un producteur que je trouve formidable et qui est aussi très instinctif et très fin, et tous on est très alignés au niveau de la sensibilité. Tout le monde allait dans la même direction. Je dis pas qu’il n’y avait pas des discussions ou des différences. Mais il y a des personnages, on a passé quelque fois un temps fou à les trouver, mais une fois qu’on avait le bon, on le savait.
J’ai adoré tout ces acteurs, j’ai adoré travailler avec eux, tous. On a eu de la chance, tous les acteurs étaient des gens très profonds, donc on discutait vraiment en profondeur, pour nourrir les personnages, et ça c’était vraiment passionnant. Et puis il y en avait d’autres qui étaient plus instinctifs, avec lesquels on discutait moins, mais on était alignés au niveau de la vision. Et en même temps, je crois que j’ai bien su les porter et les mettre en confiance — ils ont tous dit qu’ils ont bien aimé travailler avec moi — ce qui leur a permis de se révéler. Moi, ce qui m’intéresse dans la performance d’un acteur — et ça cause quelque fois des différences de vision avec les scénaristes, même si je le suis moi-même — c’est qu’elle soit vivante. Donc c’est important d’avoir des discussions sur la vision d’un personnage, mais aussi de permettre à un acteur d’être vivant dans le moment, et de vivre ses émotions, même si ça ne correspond pas tout à fait à la vision préconçue qu’on avait. Parce que cela lui permet, lui, d’être totalement créatif et ça lui fait élargir le personnage. J’ai écris des rôles, et ce qui m’a fascinée, c’est de voir comment la créativité de chacun élargissait ces rôles, et leur donnait une vie. Et je pense que c’est ça qu’on a réussi à faire dans « Reporters », même si quelque fois les personnages ne correspondaient pas tout à fait à la vision première.

Les scènes au sein de la rédaction de TV2F, avec leurs multiples écrans, ont été difficiles à tourner, pouvez-vous nous parler de l’organisation nécessaire pour y parvenir ?

Il faut dire que Claude Chelli a été journaliste. Lui connaissait très bien ça, il nous a aidé. Deuxièmement, on avait un premier assistant, Andreas Mezraos qui a étudié tout ça et qui nous a beaucoup aidé aussi avec un technicien.
D’abord, on a passé énormément de temps à aller dans des stations de télévision. On s’est beaucoup modelés sur i>Télé. Pour techniquement recréer le journal télévisé, il y avait en premier lieu le texte du présentateur. On avait Jérôme Bertin, qui a été présentateur, dont lui, il nous a aidé au niveau du style, de la manière dont ils parlent, ou pour quelque fois réécrire un peu les textes. Dans un premier temps, on a fait une journée où on a filmé tous les textes de Jérôme Bertin. Comme il était professionnel, ça a été assez facile, donc on a été assez vite. On avait nos caméras à nous, et des caméras vidéos, dont on a filmé sur les deux supports et on a aussi filmé à ce moment là les plans de coupe, par exemple sur le prompteur, ou les plans généraux du plateau du journal.
Après, on avait donc les reportages, qui ont été montés à part, par exemple les images des reporters enlevés en Tchétchénie, avec les commentaires sur la situation Tchétchène [1] et ces sujets étaient montés avec leurs voix-off. Ensuite, ils étaient présents sur les écrans de la salle de réalisation, avec le présentateur dans le moniteur principal qu’on avait donc déjà filmé. Et on avait un technicien qui gérait les magnétoscopes et qui avait tout minuté. On a beaucoup répété, et le jour du tournage, tout était réglé pour partir aux bons moments en fonction des top avec la scripte.

Les rédactions survoltées, les palais feutrés de la République, les périphéries sombres dans lesquelles se glisse le fait-diversier, « Reporters » vous a demandé de travailler sur plusieurs ambiances...

On avait un parti-pris au départ qui peu à peu s’est émoussé. On départ, on voulait avoir un style de réalisation différent pour les différents univers de reportage. L’un pour Schneider, le reporter de longue haleine, l’autre pour Michel Cayatte et le troisième pour Florence Daumal, la journaliste politique. Au départ, on voulait un style assez classique pour Florence : plans large, plan moyen, champ, contre-champ. Un style très edgy pour Thomas Schneider qui était l’homme d’action, on se modelait pour lui sur « Bloody Sunday » avec de la caméra à l’épaule, une réalisation extrêmement nerveuse. Et pour Michel Cayatte, notre référence c’était le film de Michael Mann, « The Insider » (« Révélations ») dans lequel il arrive à créer de l’intimité en utilisant un grand angle avec le personnage très défini au premier plan, et avec une inclusion du décors en second plan.
Et puis très vite, en regardant les rushes, on s’est rendus compte que c’était une erreur de filmer Florence Daumal avec ce style plus bourgeois, puisqu’on voulait au contraire impliquer le spectateur dans la politique, de la manière qu’elle même l’était. Donc plus on a avancé, plus on a unifié le style, c’est à dire plus proche de « Bloody Sunday », en utilisant du Michael Mann dans « The Insider ». Donc les univers, au niveau de l’approche de la caméra, se sont peu à peu unifiés, et la différence de texture est beaucoup donnée par le décors.

Sur la deuxième moitié de la série, vous passez le relais à Gilles Bannier, comment s’est passée la collaboration avec lui ?

En gros, Ivan et moi avons beaucoup lancé le style de la série et, en fait, Gilles a du beaucoup entrer dedans et en même temps, il a son style. Mais on s’entendait très bien. C’est ce qui était bien sur cette série, c’était une expérience de travail heureuse, il n’y avait pas de conflit. Il y a eu quelques petits conflits quelque fois sur des interprétations de personnages, mais peu de choses. En fait, concernant le personnage d’Albert, la vision de l’acteur Didier Bezace était parfois un peu différente de celle du scénariste Olivier Kohn, de Claude Chelli et de moi-même, qui était assez unie.

Avez-vous d’autres projets de réalisation en France ?

J’espère mais je n’en parle pas. C’est en train de s’initier mais je suis un peu superstitieuse. Je n’aime pas parler de ce que je fais avant que ce soit fait.

Merci d’avoir accepté de répondre aux question du Village.

Propos recueillis le 13 juin 2007.

Dernière mise à jour
le 16 février 2011 à 23h19

Notes

[1De manière amusante, Suzanne Fenn évoque la Tchétchénie, et pas le pays fictif auquel il est fait allusion dans la série, la Vaïnaquie.